Musée du Chateau d'Argent

Lundi 9 avril 2O18

 

CHATEAU D’ARGENT

Conférences 2O17 – 2O18, par Danielle VINCENT.
 
«  Octobre 1917 - Octobre 2O17 :
 
LA REVOLUTION RUSSE ET LE « LIVRE NOIR DU COMMUNISME’  »
 
Conférences - Entretiens – Débats
 
Musée Château d'Argent
Ariel et Danielle Vincent

215, rue Clemenceau, Villa ALICE

68160 Sainte Marie aux Mines 

Alsace - FRANCE

 

Tel. 06 47 14 67 88

     03 89 58 78 18

 

Visite guidée tous les jours

14h à 16h

 
 
Suite de la conférence du 5 mars 2018
 

 

Lundi 9 avril 2O18

La révolution russe.
 
De la Terreur rouge à la mort de Lénine.
(Septembre 1918 - 21 janvier 1924).
 
 
Quatrième partie:  De la Teneur rouge. 
 
Feiga Chaimovna Roytblat, dite Fanny Kaplan, était née le 1O février 189O à Volhynie, en Ukraine. Militante du parti socialiste révolutionnaire, elle avait participé, avec Dmitri Bogrov, à l’assassinat de Stolypine qui se trouvait avec le tsar à Kiev, le 14 septembre 1911. Elle voulait, en fait, viser le tsar .Elle avait été arrêtée et envoyée en exil à Akatui, au nord de la Sibérie, où elle resta sept ans aux travaux forcés.
Fanny Kaplan s’inspirait de Maria Spiridonova (1884 – 1941), autre membre du parti socialiste révolutionnaire, qui avait tué, le 15 janvier 19O6, le général Gavril Loujenovski, après la répression violente d’une révolte paysanne. Arrêtée, torturée, déportée aux travaux forcés en Sibérie, puis libérée lors de la Révolution d’octobre, Maria prit pourtant le contre-pied de la politique bolchevique, et son existence a été alors une suite d’arrestations, d’internements psychiatriques et d’exils, que Fanny Kaplan n’avait plus connus.
Internée en 1937 à la prison d’Orel, dans la région de Terre Noire, Maria Spiridovna a été exécutée avec d’autres détenus, le 11 septembre 1941, à l’évacuation de la prison, lorsque la région fut conquise par les Allemands.
Le 3O août 1918, Lénine, à l’occasion d’un meeting, visitait l’usine Michelson de Moscou. Le soir, en voulant rejoindre son véhicule, il est interpellé par une femme. Il se retourne, et reçoit trois balles tirées à bout portant par Fanny Kaplan. L’une d’elles traverse son manteau, l’autre lui perfore le poumon, une troisième le cou. Il est transporté au Kremlin, dans ses appartements, mais, craignant un autre attentat, refuse d’être transféré à l’hôpital Sur place, un chirurgien ne parvient pas à extraire les balles. Celle qui se trouvait proche du cervelet et de la moelle épinière, sera la cause, en mai et décembre 1922, ainsi qu’en mars 1923, de trois accidents vasculaires cérébraux, d’une paralysie du côté droit, et d’une perte de la parole. Cet impact amènera finalement la mort de Lénine, le 21 janvier 1924.
Arrêtée immédiatement, Fanny Kaplan fut interrogée à trois reprises par la tchéka. Elle répondit invariablement que ce fut un acte volontaire, prémédité de longue date contre celui qu’elle considérait comme un traître à la Révolution, mais refusa d’avouer d’où elle tenait son arme. Le révolver lui aurait été prêté par Boris Savinkov, qui affirma avoir organisé cet attentat par le moyen de Fanny Kaplan. Condamnée à être fusillée sans jugement, elle déclara avant de mourir, le 3 septembre 1918 : « L’existence de Lénine discrédite le socialisme ».
 
Quelques jours après, Grigori Petrovski, commissaire du peuple à l’Intérieur, donnait le feu vert à la lutte contre « la mollesse et la sentimentalité » régnantes, et, le 5 septembre, le Conseil des commissaires du peuple publiait un décret décidant de renforcer la police, d’envoyer les ennemis du régime en camps de concentration, de fusiller immédiatement les adhérents aux organisations de Gardes blancs, les fomenteurs de complots et d’émeutes.
Grigori Zinoviev résumait ces mesures dans le journal Severnaia Kommuna du 19 septembre 1918, en ces termes : « Pour défaire nos ennemis, nous devons avoir notre propre terreur socialiste. Nous devons entraîner à nos côtés quatre -vingt- dix des cent millions d’habitants de la Russie soviétique. Quant aux autres, ils doivent être anéantis ».
 
La porte était ouverte à des milliers d’exécutions, dès l’automne de 1918 : 1.3OO à Pétrograd le 3 septembre ; 4OO en une nuit à Kronstadt ; des centaines dans les prisons de Moscou ; à Nijni-Novgorod, plus de huit cents en quelques jours ; à Ekaterinenbourg, plus de 45O ; et la liste pourrait être étendue à toutes les localités, atteignant dans l’ensemble un chiffre de 15.OOO victimes pour cette seule période.
 
La tchéka était devenue, non sans contestations de certains membres du comité central, comme Boukhanine, Olminski et Kamenev, « une formidable force de contrôle et de répression, une véritable armée au sein de l’Armée rouge » qui s’estimait au-dessus des lois (cf notre ouvrage de référence, p. 91 et 92). D’autres, comme Sverdlov, Staline, Trotski et Lénine, pour défendre les prérogatives illimitées de la tchéka, muselèrent la presse à son sujet. Cet organisme policier fut réorganisé et reçut le contrôle de tous les bras de la nation : justice et camps, bureaucratie, presse, chemins de fer, ravitaillement, gardes frontières, armée. Appelée « Troupe de défense interne de la République », son effectif avait atteint deux cent mille hommes, en 1921.
 
Dès 1919, on décida de créer un camp de travail ou de concentration par province, d’au moins
trois cents places. En trois ans, de 1919 à 1921, le nombre de détenus en temps normal,
augmenta de seize mille à soixante dix mille personnes. Il fallait y ajouter les internements consécutifs aux insurrections. Ainsi, sept camps de concentration avaient été créés dans la province de Tambov à l’occasion des révoltes paysannes.
Les familles de déserteurs, femmes, enfants, vieillards, envoyés dans les sept camps de concentration créés dans cette région en juillet 1921, représentaient cinquante mille personnes au moins. Elles vivaient dans un dénuement total, étaient décimées par le typhus et le choléra. Beaucoup furent déportés dans les camps du nord de la Sibérie, à Arkhangelsk et Kholmogory.
Un nombre incalculable de camps avait surgi dans toute la Russie sous le régime stalinien: dans les Pays baltes, en Ukraine, dans le Kouban, le Caucase, le Kazakhstan, l’Oural, la Sibérie orientale, et jusqu’à l’extrême nord, à Tchoukhotka.
 
La grande terreur amena une recrudescence de persécutions dans le milieu paysan, suite à la politique de réquisitions, et aboutit, en 1921 et 1922, à une famine généralisée.
 
Le pays devenant ingouvernable avec les révoltes paysannes et ouvrières, la levée d’armées dissidentes blanches mais aussi noires anarchistes, le Xe congrès du Parti bolchevique décida, en mars 1921, de faire marche arrière et de remplacer les réquisitions de denrées alimentaires chez les paysans par un impôt en nature. Cette mesure n’abusa personne. Par exemple, les quotas fixés pour l’impôt en nature, dans la province de Pskov, représentaient les deux tiers de la récolte . Ainsi les révoltes paysannes continuèrent de plus belle, d’autant que, sur le terrain, les réquisitions se poursuivaient.
La révolte des paysans de Tambov a été l’une des plus importantes. A l’automne 1918, cette province particulièrement fertile et peuplée, était ponctionnée par une centaine de groupes de réquisiteurs, transformés en bandits de grands chemins, pillant tout sur leur passage. Les quotas avaient augmenté de dix pour cent en 192O, ne laissant plus rien de reste aux paysans.
La désorganisation des services était telle, que les wagons chargés du grain confisqué restaient en gare de longs jours, et pourrissait sur place. Fin août 192O, quatorze mille hommes de trois districts de la province de Tambov massacrèrent avec des fusils, des fourches et des faux, les représentants du pouvoir. Ils étaient dirigés par un ancien tchéquiste dissident, Alexandre Stephanovitch Antonov (1888 – 1922).
Membre du Parti socialiste révolutionnaire, Antonov était né à Moscou, et passa son enfance dans la petite ville de Kirsanov, dans l’oblast de Tambov. Etudiant à Tambov, il rejoint le parti socialiste révolutionnaire en 19O4 : il a à peine seize ans. Ejecté de l’université à cause de son engagement révolutionnaire, il devient alors apprenti au chemin de fer. Une nouvelle condamnation de vingt ans l’envoie en prison à Katorga. Mais il est libéré en 1917 par le gouvernement provisoire et retourne à Kirsanov. Il est rapidement élu à un poste de la police gouvernementale. En 1918, il est nommé chef de la milice à Tambov. Mais, témoin du chaos causé par les Bolcheviks, il quitte le parti et devient l’un des dirigeants de la révolte de Tambov contre le régime en place. Se battant jusqu’à la mort, il est tué le 24 juin 1922 par la tchéka, près de Borisoglebsk, sur la rive de la Vorona. Ses milices revendiquaient la liberté de commerce, la fin des réquisitions, des élections libres, l’abolition des commissaires bolcheviques et de la tchéka  (op.cit. p. 128).
 
En 1921, les révoltes paysannes s’étendaient à toute la Basse-Volga (Samara, Saratov, Tsaritsyne, Astrakan) et à la Sibérie occidentale. Dans les premiers mois de 1921, les paysans sibériens mirent en échec les troupes bolchéviques, de l’Oural au fleuve Irtych, et bloquèrent le Transsibérien.
 
Le général Toukhatchevski fut chargé, en avril 1921, de venir à bout des milices de la province de Tambov.
Mikaïl Nikolaîevitch Toukhatchevski était né le 16 février 1893 dans une famille aisée d’officiers et de fonctionnaires de la province de Smolensk. Après des études à l’Académie militaire Alexandre, il est nommé sous-lieutenant de l’armée du tsar en 1914. En février 1915 il est fait prisonnier par les Allemands et envoyé au fort d’Ingolstadt, où il rencontre un autre prisonnier, Charles de Gaulle. Les convergences entre les deux hommes devaient se révéler vingt ans plus tard, lorsque Toukhatchevski fit traduire en russe le livre du colonel De Gaulle, Vers l’Armée de métier, et qu’il exposa les idées de ce dernier dans un article de la Pravda le 18 février 1935. Les deux hommes se rencontrèrent à Paris un an après pour échanger leurs idées. Toukhatchevski avait compris très vite l’intérêt de réorganiser l’armée russe avec des divisions blindées, telles que les préconisait le colonel français, mais il ne fut pas davantage écouté . Ce n’est que lors de la déroute des armées russes, en 1941, que Staline se mit, dans l’urgence, à appliquer cette stratégie, déjà adoptée bien avant par l’armée allemande.
Toukhatchevski , hostile au régime tsariste, adhère au parti bolchevik en 1918 et s’intègre à l’Armée rouge. En juin, il commande la première armée sur le front oriental et, en 192O, une offensive contre la Pologne. Devant Varsovie, il demande un renfort de cavalerie, qui il lui est refusé par Staline. Toukhatchevski rendra Staline responsable de son échec et le dictateur s’en souviendra en 1937, dans le complot qu’il organisa pour liquider le maréchal.
Toukhatchevski commande, en 1921, la répression des ouvriers et marins de la base navale de Kronstadr, avec des milliers de morts, et s’occupe ensuite des révoltes paysannes de Tambov. Il reçut l’ordre de fusiller sur place sans jugement ceux qui ne voudront pas donner leur identité ; ceux qui auront caché des armes ; l’aîné dont la famille a caché un bandit, la famille elle-même devant être déportée ; d’incendier les fermes de familles en fuite . Toukhatchevski décida lui-même, le 12 juin 1921, d’envoyer des gaz asphyxiants dans les forêts abritant les bandits, ce qui suscita la réprobation en haut-lieu.
Une cruauté qui rappelle celle qu’il avait manifestée lors de la guerre polonaise de 192O, quand il disait : « La route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ».
Il est nommé commandant de l’Académie militaire de l’Armée rouge en août 1921, chef d’Etat-major général de 1921 à 1928, commandant de la région militaire de Léningrad, ministre adjoint de la Défense nationale, chef de l’Armement, enfin maréchal, à 42 ans, en 1935.
Son prestige et son talent représentaient un danger pour le pouvoir absolu de Staline. Hitler commençait aussi à le craindre.
En 1957, le premier secrétaire du Parti communiste, Nikita Kbrouchtchev, avoua que la Gestapo avait fabriqué de faux documents pour accuser le maréchal de trahison, et les avait fait circuler d’un pays à l’autre. Ce montage avait été effectué avec la complicité de Staline et de Nikolai Lejov, chef du NKVD. Les purges staliniennes de 1936 et 1937 éliminèrent près de huit pour cent des officiers.
Le 22 mai 1937, le maréchal Toukhatchevski est arrêté . Il est exécuté trois semaines plus tard, le 12 juin. Ainsi était Staline : si imprévisible et si retors, que, lors du défilé du 1er mai 1937, sur la Place rouge, Toukhatchevski se trouvait encore à ses côtés.
 
Voici comment se passaient les « opérations de nettoyage », dans la province de Tambov et ailleurs :
Pour le village d’Ossinovki, à partir du 27 juin 1921, 4O otages ont été pris. Les villageois avaient deux heures pour dénoncer les rebelles et les caches d’armes, mais ne l’ont pas fait. Alors 21 otages ont été exécutés devant les villageois, fusillés l’un après l’autre, ce qui, d’après le rapport de la police, « provoqua un effet considérable sur les paysans ». Peut-être ont-il parlé ensuite…
Pour le village de Kereievka, « la Commission a décidé de le rayer de la carte ». Toute la population a été déporrtée, et des objets de valeur récupérés. Ensuite, le village a été entièrement incendié.
A Bogoslova, résistance farouche des habitants. 58 otages sont pris. Le 4 juillet, 21 personnes sont fusillées publiquement. Le lendemain, 15 autres et soixante familles, c'est-à-dire environ 2OO personnes sont mises « hors d’état de nuire ». Le restant de la population, alors, a fait amende honorable…
Le « nettoyage » est achevé le 6 juillet et a donné des résultats au-delà des espérances. (cité dans notre ouvrage de référence p.138-139).
 
Des tribunaux révolutionnaires « volants », allant d’un village à l’autre, ont été organisés en Sibérie par Feliks Dzerjinski en décembre 1921. Ils visaient les paysans qui ne payaient pas l’impôt. Les paysans étaient enfermés dans des hangars et battus au fouet. D’autres sont contraints de courir nus dans les rues du village. Les femmes sont battues jusqu’à perte de connaissance, et enfouies sans vêtements dans des trous de neige.
 
Dans les provinces de Riazan et de Tver, les quotas atteignaient 1OO % , contraignant les paysans à manger de l’herbe et des racines. On assista à une vague de suicides dans la province de Kiev, les villageois ne pouvant plus payer les impôts, ni reprendre des armes qu’ils n’avaient plus, ni se nourrir.
 
C’est alors que cessèrent les émeutes. Dans la province de Samara, les paysans se rendaient par milliers, pacifiquement, au Comité exécutif des soviets, attendant des jours pour avoir un peu de nourriture. Ils mouraient chaque jour « comme des mouches », témoignait un représentant de la province, en janvier 1921. « Le pouvoir soviétique veut faire crever de faim tous les paysans qui osent lui résister » peut-on lire dans un rapport.
En effet, Lénine et Molotov demandèrent, le 3O juillet 1921, aux comités de  renforcer les appareils de collecte ainsi que la répression.
 
Les causes de la famine, cependant, n’étaient pas seulement politiques ou dues à la sécheresse. Le 21 juillet, le Comité central expliquait que « cette calamité découle et procède de toute l’histoire passée, du retard de notre agriculture, de l’absence d’organisation, du faible niveau des connaissances en agronomie, de la technique indigente, des formes périmées de rotation des cultures. Elle est aggravée par les conséquences de la guerre et du blocus, par la lutte ininterrompue menée contre nous par les propriétaires, les capitalistes et leurs valets, par les actions incessantes des bandits qui exécutent les ordres d’organisations hostiles » (cité dans notre ouvrage de référence, p. 14O).
 
Dans les années 1921-1922, trente millions de personnes étaient affectées par la famine et cinq millions moururent de faim, ce qui provoqua une réaction dans les milieux culturels et universitaires de tout le pays et de l’étranger.
Un Comité social de lutte contre la famine se créa en juin 1921, composé d’économistes, d’agronomes, de médecins, de journalistes, d’écrivains, ainsi que d’un ancien ministre du ravitaillement. Ils avaient tous une réputation internationale et, malgré la désapprobation de Lénine, réussirent à faire légaliser ce comité. Il reçut le nom de Comité panrusse d’aide aux affamés. Il reçut l’emblème de la Croix-Rouge, put s’approvisionner à l’étranger et organiser distributions et soupes populaires en liaison aussi avec l’Eglise orthodoxe et diverses organisations internationales.
Mais la faveur du gouvernement ne dura pas longtemps, à peine six semaines. Le comité fut dissout lorsque Lénine obtint l’aide du président Hoover et des Etats-Unis. Une lettre de Lénine montre à quel point il se méfiait des membres de ce comité . Il y donne l’ordre de les arrêter, de les emprisonner ou de les expulser, en raison de propos séditieux ou de refus de travailler. Il ordonne aux journaux de « couvrir d’injures les gens du Comité », de les ridiculiser par tous les moyens, et les malmener « au moins une fois par semaine pendant deux mois ». Il les traite de « fils à papa », de « gardes blancs » qui ne songent qu’à voyager à l’étranger plutôt que de se rendre en province (Cahiers du Monde russe et soviétique, XX, 2 p.148-149). Les personnalités du Comité furent alors accusées par la presse de travailler pour la Contre-révolution, de spéculer sur la faim et d’en faire leur profit.
La Commission centrale d’aide aux affamés, mise alors en place par le gouvernement, désorganisée et infiltrée, comme la tchéka, d’agents corrompus, fut loin d’être aussi efficace.
 
Il y avait eu déjà une famine en Russie dans les années 1891. Elle avait causé la mort de quatre cent à cinq cent mille personnes. La personnalité de Lénine s’était révélée à cette occasion : il refusa l’idée d’une aide sociale et n’y participa jamais. Il déclarait ouvertement « que la famine avait de nombreuses conséquences positives » : pousser les paysans vers le travail en industrie, détruire une économie agricole attardée, faire triompher le socialisme et éradiquer la foi chrétienne : « La famine détruit la foi non seulement dans le tsar, mais même en Dieu » ( Cité par A.Beliakov, Iunost vozdia ( La jeunesse du Guide), Moscou, 196O, p.8O-82).
 
Il était important pour lui, évidemment, d’écraser l’Eglise, vestige monumental de l’Ancien régime.
Le 5 février 1918 le gouvernement bolchevique avait ordonné la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’indépendance de l’enseignement, la liberté de conscience et des cultes, et la nationalisation des biens de l’Eglise. Il s’en suivit des provocations de toutes sortes, des arrestations d’ecclésiastiques, des profanations de lieux saints et de fêtes religieuses. La famine servit de prétexte au gouvernement pour s’emparer de tous les objets précieux dont regorgeaient les monastères, les églises et les basiliques, pour alimenter les fonds d’aides aux affamés. On en vint même à tirer sur les fidèles qui se rassemblaient pour défendre leurs lieux sacrés. Il faut, disait Lénine, frapper l’ennemi à la tête, et la tête était manifestement l’Eglise. Il pensait que les masses paysannes se rangeraient du côté de celui qui leur donnerait à manger, plutôt que du côté des prêtres qui les ponctionnaient. «  Nous pouvons nous procurer un trésor de plusieurs centaines de millions de roubles-or (songez aux richesses de certains monastères !). Sans ce trésor, (…) aucune édification économique et aucune défense de nos positions n’est concevable. Nous devons coûte que coûte nous approprier ce trésor de plusieurs centaines de millions de roubles (peut-être même de plusieurs milliards !). (…) Seul le désespoir engendré par la faim peut entraîner une attitude bienveillante, ou du moins neutre, des masses à note égard (…). Aussi j’en arrive à la conclusion catégorique que c’est le moment d’écraser le clergé de la manière la plus décisive et la plus impitoyable, avec une brutalité telle qu’il s’en souvienne pour des décennies. (…) Plus le nombre de représentants du clergé réactionnaire passés par les armes sera important, et mieux ce sera pour nous. (…) Nous devons donner immédiatement une leçon à tous ces gens de telle sorte qu’ils ne songeront même plus à quelque résistance que ce soit, des décennies durant ». (Centre russe de conservation et d’étude de la documentation historique contemporaine, 2/1/22947/1-4. Cité par notre ouvrage de référence, p. 146-147).
 
En 1922, année des razzias maximales sur les biens d’Eglise, 2.691 prêtres, 1.962 moines et 3.447 moniales furent tués. De grands procès publics étaient organisés à Moscou, Ivanovo, Chouïa, Smolensk et Petrograd (p.147). Dans cette ville, soixante seize prêtres furent déportés dans des camps, et quatre exécutés, dont le métropolite Benjamin.
 
Benjamin avait été élu au siège de Pétrograd en 1917, et était connu pour sa sollicitude envers les ouvriers. Il voulait que l’Eglise soit indépendante de la politique. Lors de la grande famine de 1921, il accepta de donner les biens de l’Eglise pour soulager la misère. Cependant, il s’opposa vigoureusement aux tentatives de schisme orchestrées par les communautés dissidentes appelées « Eglise Vivante », soutenues par le régime. Accusé d’être un ennemi du peuple et de menées anti-révolutionnaires, il fut arrêté le 29 mai 1922 avec quatre-vingt-cinq autres clercs et laïcs, et fusillé. Il a été canonisé par l’Eglise orthodoxe russe.
 
Le Patriarche Tikhon eut, sans doute en raison de son prestige et pour éviter d’autres débordements, un sort relativement clément : il fut placé en résidence surveillée au monastère Donskoï à Moscou.
 
Basile Ivanovitch Bélavin (saint Tikhon) était né le 9 janvier 1865 dans le diocèse de Pskov, où son père était prêtre de campagne. Il fut très tôt en contact avec la vie paysanne et les travaux des champs. Entré au séminaire de Pskov en 1878, il obtint son diplôme à l’Académie théologique de St Petersbourg en 1888. Au séminaire de Pskov où il retourna ensuite, il enseigna l’éthique et la dogmatique. Attiré par la vie monastique, il prononce ses vœux en 1891, à 26 ans et reçoit le nom de Tikhon, en l’honneur de St Tikhon de Zadonsk (1724-1783), canonisé par l’Eglise orthodoxe russe en 1861, et dont la vie et l’œuvre avaient inspiré Dostoïevsky dans les Frères Karamazov. Archimandrite du séminaire de Kholm en 1892, Basile est consacré évêque de Lublin en 1897, et, en 1898, évêque des Iles Aléoutiennes et de l’Alaska. Son siège épiscopal était à San Francisco. Il était ainsi à la tête de l’Eglise orthodoxe en Amérique  En novembre 19O2, il consacra la cathédrale St Nicolas de New-York.
Il retourne en Russie en 19O7, d’abord à Iaroslav puis à Vilnius en Lituanie, à la fin de 1913. où il développe une grande activité charitable et une volonté d’organisation.
Le 21 juin 1917, il est élu évêque de Moscou, et lors du concile de l’Eglise russe, qui s’ouvre le 15 août 1917, à Moscou, il est élu métropolite et préside le concile.
Le Patriarcat de Moscou avait été aboli par le tsar Pierre le Grand en 1721. Pour gouverner l’Eglise russe, un saint synode avait été institué, qui était nommé par le tsar. Or, le concile de 1917 avait comme première préoccupation de restaurer le Patriarcat de Moscou et conféra au métropolite Tikhon la dignité de Primat de l’Eglise orthodoxe russe.
Il devenait urgent de réorganiser et d’unifier cette Eglise en proie aux révoltes, aux schismes,
et à la persécution bolchevique qui confisquait les biens ecclésiastiques, persécutait le clergé, massacrait les fidèles par milliers et profanait les objets sacrés.
Le patriarche Tikhon prononça l’excommunication des révolutionnaires et fut l’objet d’une tentative d’assassinat en juin 1919. Pendant la famine de 1921, il organisa des secours et consentit à ce que les biens de l’Eglise, en dehors des objets du culte, fussent utilisés pour soulager la misère.
Cependant, le 23 février 1922, un décret du gouvernement fit confisquer aussi les objets liturgiques, ce qui souleva l’indignation des fidèles, qui intentèrent deux mille procès dans toute la Russie. Une dizaine de milliers de croyants protestataires furent exécutés Le patriarche Tikhon fut accusé de subversion et emprisonné d’avril 1922 à juin 1923 au monastère Donskoï de Moscou, pendant que les églises continuaient à être profanées et saccagées, les monastères fermés et le plus souvent transformés en prisons, le clergé persécuté, interdit d’accès aux écoles et aux oeuvres humanitaires.
Le monastère Donskoï avait été édifié par le fils d’Yvan le Terrible, Fiodor Ier, sur les lieux d’une bataille qu’il avait remportée contre les Mongols, en 1592.
Tikhon y mourut en captivité, le 7 avril 1925. Il fut reconnu saint par le Synode des évêques de l’Eglise orthodoxe russe, en octobre 1989, et reçut le titre de « Saint Tikhon, Patriarche et Confesseur de Moscou, Illuminateur de l’Amérique du nord ». Il est fêté le 7 avril. Il aimait redire : « Puisse Dieu enseigner à chacun d’entre nous à combatte pour sa foi et pour le bien de la sainte Eglise, plutôt que de travailler à son propre profit ».
 
Les paysans, l’Eglise, mais aussi le monde ouvrier.
 
Dès le milieu de l’année 1918, les ouvriers commencèrent à souffrir de la disette et à réagir par des grèves. Ils ne recevaient plus qu’un kilo de farine par mois. A Tver, sur la Volga, à 163 km au nord-ouest de Moscou, comportant des usines textiles et métallurgiques, « Les ouvriers, influencés par les mencheviks, socialistes-révolutionnaires et autres salauds contre-révolutionnaires , ont fait grève et ont manifesté en faveur de la constitution d’un gouvernement rassemblant tous les ‘socialistes ‘ » écrivait Dzerjinski le 31 mai 1918. Tver deviendra Kalinine, à partir de 1931.
Lors d’une marche de la faim, organisée par des ouvriers de la région de Pétrograd, (qui devait devenir Léningrad en 1924) , la tchéka tira sur les manifestants et tua dix personnes. Dans ce conglomérat industriel, qui avait adhéré au bolchevisme dès avant 1917, se succédaient désormais grèves et manifestations anti-bolcheviques. Dans une usine d’Ekaterinenbourg, (actuellement Sverdlovsk) , grand centre industriel et minier de l’Oural, où les ouvriers avaient manifesté contre les abus de la tchéka, les Gardes rouges firent quinze morts. Le lendemain, la tchéka fit fusiller quatorze autres ouvriers. Il en alla de même en mai et juin 1918, dans les centres textiles, les manufactures d’armes de la région de Moscou, et dans les autres usines chimiques, métallurgiques et régions minières de l’Oural.
 
Le 2O juin 1918, un dirigeant bolchevique de Petrograd, Moisei Markovitch Goldstein, dit V. Volodarski, était assassiné par un militant socialiste-révolutionnaire de droite, Grigory Semyonov.
 
V.Volodarski était très connu. Né le 11 décembre 1891 à Ostropol en Ukraine occidentale, il adhéra à l’Union générale des travailleurs juifs, puis au Parti ouvrier social démocrate russe. Il fut exilé en 1911, à Arkangelsk. Libéré en 1913, il partit alors aux Etats-Unis, où il collabora à la revue Novy Mir (« Nouveau Monde »), avec Nikolai Boukhanine. En 1917, il retourne en Russie, et, dès l’été, adhère au Parti bolchevik. Il devient vite populaire. Il est élu au Soviet suprême en octobre 1917, et nommé rédacteur en chef de la gazette rouge de Petrograd. Il supervise en même temps toute la presse des communes du nord.
 
Après l’assassinat de Volodarski, Lénine, prévoyant de nouveaux débordements ouvriers, en appela à la terreur de masse. Le gouvernement réagit en fermant les usines nationalisées, en arrêtant les manifestants et en dissolvant les organisations ouvrières séditieuses. Huit cents meneurs furent arrêtés en deux jours à Pétrograd, fin juin 1918. Une grève générale fut alors programmée pour le 2 juillet. Elle fut un échec.
 
En mars 1919, Maria Spiridonova fut arrêtée avec d’autres socialistes révolutionnaires. Les troubles reprirent, avec une dizaine de milliers de grévistes, qui déclarèrent que le gouvernement était une dictature aidée par la police et la justice bolcheviques. Ils demandaient que le pouvoir soit donné aux conseils d’ouvriers, les soviets, et aux comités d’usines, avec liberté des élections, la libération des prisonniers politiques, notamment de Maria Spiridonova, et surtout la suppression du rationnement. Lénine, qui se rendit en personne à Petrograd les 12 et 13 mars, fut accueilli sous les huées, aux cris de : « A bas les Juifs ! », dans l’amalgame qui se faisait alors entre juifs et bolcheviks, la plupart des meneurs révolutionnaires étant juifs. Trois jours après, la tchéka arrêta neuf cents ouvriers armés, dans une usine de Petrograd, et en exécuta deux cents, sans jugement. Tous les autres grévistes furent licenciés. Ils ne purent être réembauchés qu’après avoir signé un acte d’allégeance au pouvoir en place, et furent alors étroitement surveillés par des indics mélangés au personnel d’usine.
 
Ce printemps 1919 vit s’allumer des grèves dans tous les centres industriels et miniers des régions de Varsovie, St Petersbourg, Moscou, Odessa, Astrakan, Orenbourg, Ekaterinenbourg Les usines occupées étaient évacuées par la force, tous les ouvriers licenciés et réduits à résipiscence par l’arme suprême de la faim. Souvent, les soldats du lieu se mutinaient, se joignaient aux grévistes, et, armés, entreprenaient de piller les localités.
Les villes de Toula et d’Astrakan, centres de mencheviks et de socialistes révolutionnaires, centres de fabrication d’armement aussi, avaient été particulièrement éprouvées par les répressions au début de1919. Tout arrêt de travail était désormais assimilé à une désertion et passible de la peine de mort. Pour être réembauchés après les licenciements collectifs, et obtenir des cartes de ravitaillement, les anciens grévistes devaient souscrire à ces conditions.
 
Une grève ouvrière se déclencha en mars 1919 dans la ville d’Astrakan, à l’embouchure de la Volga, important centre de commerce et d’usines textiles. Elle donna lieu « au plus grand massacre d’ouvriers accompli par le pouvoir bolchevique avant celui de Kronstadt » (notre ouvrage de référence, p. 1O2). Les soldats refusèrent de tirer sur les défilés d’ouvriers et saccagèrent le siège du parti bolchevique de la ville. La tcheka reçevant l’ordre de les exterminer bloqua toutes les entrées de la ville, fit prisonniers les manifestants, les entassa sur des péniches et les jeta par centaines, pierre au cou, dans la Volga. En ajoutant aux manifestants les riches commerçants de la ville, dont les boutiques et les demeures furent pillées et mises à sac, on peut dire qu’en une semaine le nombre de victimes s’éleva entre trois mille et cinq mille personnes.
 
Léon Trotski mit alors au point une philosophie et une discipline qu’on appela la militarisation du travail. Il proposa ce système lors du neuvième congrès du parti, en mars 192O. Il s’agissait d’assimiler le travailleur à un soldat devant obéir sans discuter et être encadré à tous les niveaux par sa hiérarchie. Toute manifestation, grève, désobéissance, absence, revendication est alors interdite. Syndicats et comités d’usine ne sont plus que des relais et des exécutants des ordres du pouvoir.
Certes, le monde ouvrier était en pleine anarchie, et Trotski pensait ne pouvoir y mettre de l’ordre que par la force. Mais la cause des troubles n’était pas, comme il le croyait, la paresse et le laisser-aller. Un rapport de la tcheka du 6 décembre 1919 est particulièrement frappant. Il avoue que « ces derniers temps, la crise d’approvisionnement n’a cessé de s’aggraver. La faim tenaille les masses ouvrières. Les ouvriers n’ont plus la force physique pour continuer de travailler et s’absentent de plus en plus fréquemment sous les effets conjugués du froid et de la faim. Dans toute une série d’entreprises métallurgiques de Moscou, les masses désespérées sont prêtes à tout – grèves, émeutes, insurrections – si on ne résout pas, dans les plus brefs délais, la question de l’approvisionnement » (cité p. 1O3).
Le salaire d’un ouvrier à Petrograd, en 192O, était en moyenne de 1O.OOO roubles par mois. Une livre de beurre coûtait 5.OOO roubles : on dépensait donc la moitié du salaire pour acheter cinq cent grammes de beurre. Toujours à Petrograd, en 1919, un ouvrier avait droit à 5OO grammes de pain par jour. Et par mois : 5OO grammes de sucre, 25O grammes de matières grasses, et deux kilos de harengs.
 
Le 21 janvier 1921, le gouvernement ordonna par décret de réduire d’un tiers les rations de pain à Petrograd, Moscou, Ivanovo-Voznessensk et Kronstadt. On en était donc à 35O grammes de pain par jour pour un travailleur de force.
Les marins de Kronstadt se mutinèrent alors. Deux cuirassés, le Sébastopol et le ,Petropavlovsk s’immobilisèrent et les grandes entreprises de la ville se mirent en grève. Le 1er mars, le quart de la population civile et militaire de Kronstadt, environ quinze mille personnes défilèrent dans les rues. Deux mille bolcheviks se joignirent à elles et formèrent un Comité révolutionnaire provisoire.
La tcheka réagit évidemment. Le 7 mars, deux mille ouvriers étaient arrêtés. Le général Toukhatchevski, dont nous avons parlé, fit tirer sur la foule, en engageant les jeunes recrues de l’Ecole militaire,de concert avec les troupes de la tchéka. Le sort de Kronstadt était réglé le 2O mars. D’après les archives récemment publiées, il y eut 2.1O3 condamnations à mort, et 6.459 personnes qui furent emprisonnées ou déportées dans des camps. Celles qui avaient pu s’enfuir en Finlande, avant la prise de la ville, huit mille personnes, furent immédiatement arrêtées à leur retour, en 1922, et envoyées dans les pires camps du nord de la Sibérie.
 
Nous avons déjà tous les éléments pour constater que le régime bolchevique, depuis son coup d’Etat de1917,jusqu’aux répressions paysannes et ouvrières des années 1918 à la mort de Lénine, a fortiori après, ne s’est implanté en Russie que par la force et la terreur, ayant contre lui la majorité de l’opinion publique. « Un Etat contre son peuple » est le titre justifié de la première partie du « Livre noir du communisme ».
 
Un épisode passionnant serait encore à relater dans nos conférences : celui, bien particulier, des Cosaques. Nous en parlerons le premier lundi du mois de mai prochain.

 

 Danielle Vincent