Musée du Chateau d'Argent

Mardi 5 Mars 2019

CHATEAU D’ARGENT

Cycle de conférences 2O18 – 2O19, par Danielle VINCENT 

Conférences - Entretiens – Débats 

Au Château d’Argent, le premier mardi du mois . 

Entrée libre 

Musée Château d'Argent
Ariel et Danielle Vincent

215, rue Clemenceau, Villa ALICE

68160 Sainte Marie aux Mines 

Alsace - FRANCE

 

Tel. 06 47 14 67 88

     03 89 58 78 18

 

Visite guidée tous les jours

14h à 16h

Les conférences paraissent sur internet : www.museechateaudargent.com
 

«  Château d’Argent : Transmettre le savoir . » 

 

Cycle de conférences sur les grandes figures de la Résistance alsacienne.
 
Mardi 5 mars 2O19 / Joseph Rossé et les Editions Alsatia.
 
 
Nous avons parlé de Joseph Rossé dans le cadre de notre exposé sur Georges Wodli. C’était pour faire ressortir les tendances autonomistes et pro-nazies du personnage. Son profil paraissait alors très clair.
Dans une étude extrêmement fouillée sur la vie et l’action de Joseph Rossé, Michel Krempper réussit, à l’appui de nombreux documents, à convaincre le lecteur du rôle éminemment positif qu’avait joué Joseph Rossé sous l’occupation, même en se prêtant à un double jeu de circonstance, à l’instar d’Oskar Schindler. Rossé est ainsi à classer parmi les grands résistants alsaciens au nazisme. L’ouvrage de 438 pages : Joseph Rossé, Alsacien interdit de mémoire, (paru aux éditions Yoran en 2O16), est l’occasion, pour l’auteur Michel Krempper et pour Andrée Munchenbach dans sa préface, de renverser les jugements erronés de l’Histoire. On prend conscience, au fil des pages, que, depuis sa prime jeunesse jusqu’à son dernier souffle, Rossé n’avait qu’un seul but : l’Alsace autonome, délivrée du joug nazi, mais aussi du jacobinisme parisien.
 
Dans ce but, il accepte d’importantes responsabilités déjà dans le cadre de son activité d’enseignant.
A Montreux-le –Vieux, son premier poste à l’Ecole primaire supérieure, il s’engage dans l’Association des instituteurs catholiques d’Alsace. Il est ensuite président du Groupement professionnel des instituteurs du Bas-Rhin, puis secrétaire de la Fédération unie des fonctionnaires d’Etat et des instituteurs d’Alsace et de Lorraine. Il dirige la revue « Le Fonctionnaire » de 1924 à 1933, et participe à la Revue scolaire d’Alsace et de Lorraine jusqu’à son interdiction par les nazis en 194O. Cette revue bilingue, destinée à éclairer les enseignants sur le statut local et sur leurs droits, sera éditée à Colmar par la Société d’édition de la Haute-Alsace, puis par le groupe de presse l’ Alsatia.
En 1919 déjà, Rossé avait commencé à collaborer avec l’Elsässer Kurier de l’abbé Xavier Haegy, patron de l’Alsatia.
 
Il s’engage, dès 1925, dans le bras de fer au sujet du statut scolaire de l’Alsace, qu’Edouard Herriot voudrait niveler sur celui du reste de la France . Lors d’un discours, le 13 décembre 1925, devant une assemblée de fonctionnaires, il s’écrie : « Depuis le 11 novembre, nous avons trouvé une France tout à fait différente de celle dont nous avaient parlé nos parents: la République française n’est pas une démocratie, mais une oligarchie, qui a substitué au régionalisme une centralisation absurde » (op.cit. p. 72).
 
En 1926, il fait la promotion du tout nouveau Einheitsfront, constitué par les communistes et les autonomistes cléricaux. Avec Jean-Pierre Mourer, dans la ligne de Maurice Thorez, les communistes alsaciens se déclarent partisans de l’autodétermination des Alsaciens et de leur autonomie : « Notre parti a proclamé dans son manifeste du Congrès ouvrier et paysan de Strasbourg, le droit du peuple alsacien-lorrain à disposer de lui-même. Il soutiendra ce droit sans réserve jusqu’à la séparation d’avec la France, si le peuple en décide ainsi. Nous-mêmes demandons un libre plébiscite où nous réclamons l’autonomie complète dans le cadre de l’Etat français ». (Jean-Pierre Mourer, discours du 5 février 1926 au Comité central du Parti communiste français à Paris). Deux jours plus tard, Rossé lui fait écho en s’écriant, lors d’une autre réunion de fonctionnaires, qui l’acclameront à tout rompre : « Nous souffrons et nous crevons sous la camisole de force de l’administration française. Je combattrai l’assimilation parisienne avec la dernière énergie, au risque d’être qualifié de Boche, de Bavarois ou de Prussien ! » (7 février 1926). Il se dit prêt à sacrifier sa personne et sa situation dans ce but.
 
Un nouveau journal, paru à la mi-mai 1925, sur l’initiative du Dr Eugène Ricklin, intitulé : « Die Zukunft », étaye alors en long et en large les positions de Joseph Rossé et de l’Einheitsfront. Le journal, qui se veut indépendant, est promis à un grand succès. Paul-Joseph Schall en sera le rédacteur en chef. « Die Brûcke », le supplément culturel de ce journal, sera assuré par Joseph Rossé.
 
Les concertations régulières des autonomistes les amèneront à projeter un mouvement  ou une « Heimatbewegung », qui prendra le nom de « Heimatbund », lors d’une séance à la brasserie du Luxhof à Strasbourg, rue de la Comédie, le 24 mai 1926. Joseph Rossé proclame alors : « L’Alsace-Lorraine est traitée en quantité négligeable par le gouvernement français. Il nous faut réagir et former le front unique de tous les  « Heimattreuen », sans distinction de confession religieuse ni d’opinion politique ». Un Manifeste est publié, qui a malgré tout, une orientation chrétienne. Pour cette raison, les Communistes ne le signeront pas. C’est Karl Roos qui sera secrétaire général du Heimatbund.
Il fera grand bruit dans la presse et sera rejeté par le garde des Sceaux de l’époque, Pierre Laval, qui entreprendra des sanctions contre les signataires. Le 4 août 1926, devant la chambre de discipline de Colmar, Joseph Rossé est condamné à la révocation de la fonction publique.
 
Qu’à cela ne tienne, l’esprit d’initiative de Rossé n’en sera pas pris en défaut : il pense maintenant, avec Me Victor Kraeling et Médard Brogly, à créer une caisse de solidarité pour les entreprises alsaciennes et pour les œuvres sociales des enseignants. La Société alsacienne de Participations industrielles (SAPART) et la Caisse de maladie et Caisse des Orphelins voient le jour en juillet 1927.
Cela ne suffit pas. Il faudrait maintenant un journal autonomiste d’orientation catholique, assuré par sa propre maison d’édition On en discute avec le Dr Ricklin, Jean Keppi, René Hauss, les abbés Fashauer et Zemb et même le pasteur Hirtzel. L’abbé Haegy, patron de l’Alsatia est mis dans le coup, ainsi que le Dr Robert Ernst, chef des Alsacien-Lorrains qui avaient été expulsés de l’Alsace-Lorraine en 1919, et s’étaient installés en Allemagne. Ils se préoccupent tous deux du financement du nouvel organe de presse et de sa maison d’édition .
On se tourne vers la Suisse, mais c’est finalement une source allemande qui versera 262.395 marks pour la création de la société d’imprimerie Erwinia et de son journal « Die Volksstimme ». L’organe catholique du Heimatbund voit le jour le 23 décembre 1926. Joseph Rossé y a activement travaillé et a des parts dans la société. Il est en outre, depuis fin 1926, rédacteur en chef de l’Elsâsser Kurier, édité par l’Alsatia. Le conseil de surveillance de l’Alsatia lui demande de ne pas participer à la rédaction de la Volksstimme.
Ce journal sera interdit par le gouvernement à peine un an plus tard, le 12 novembre 1927.
 
Organe du Parti catholique du Haut-Rhin, l’Elsässer Kurier existe depuis les origines de la maison d’édition de presse appelée Oberelsässische Verlagsanstalt AG, créée en 18 97 à Colmar par un groupe de prêtres. L’abbé Emile Wetterlé en était le rédacteur en chef et l’abbé Xavier Haegy lui succéda de 19OO à 1922.
D’abord société par actions, elle devient en 1915 une société anonyme au capital de 15O.OOO marks.
En 1919, elle étend son activité à l’édition de livres religieux et, six ans plus tard, en 1925, elle prend le nom de « Société alsacienne d’édition Alsatia ».
Elle eut comme rédacteurs en chef, d’abord l’abbé Emile Wetterlé (de 1897 à 19OO), puis l’abbé Xavier Haegy (de 19OO à 1922), et l’abbé Fashauer (de 1922 à 1926).
Joseph Rossé arrive à ce poste en septembre 1926. Il devient en outre directeur politique du groupe Alsatia.
Mais les débuts de Rossé à l’Alsatia sont difficiles : une crise économique en Alsace, la concurrence que l’on a estimée déloyale des journaux nationaux fortement subventionnés, comme les Dernières Nouvelles de Colmar, les Dernières Nouvelles de Strasbourg, le Journal d’Alsace et de Lorraine, le nouvelliste d’Alsace, l’Alsace française ou encore le Journal de l’Est.
D’abord pacifistes et favorables au désarmement général, de concert avec la Société des Nations et la Conférence sur le désarmement, les journaux édités par l’Alsatia, comme l’Elsâsser Kurier ou Die Heimat s’insurgent contre l’occupation de la Rhénanie par les troupes allemandes en 1936, et appellent alors l’Alsace à une guerre préventive. Ils reviendront plus tard à leur pacifisme, même dans les années 1938, cherchant à préserver, dans leur intérêt, une entente avec l’Allemagne. On peut lire alors que « pour la paix, il n’y a pas de trop grand sacrifice ni d’humiliation trop grande » (Elsâsser Kurier, 3O septembre 1938), point de vue que partagera, dans l’humiliation, Philippe Pétain, deux ans plus tard.
 
Le pôle journalistique de l’Alsatia étant au creux de la vague depuis 1926, la maison d’édition se rabat sur le secteur librairie-papeterie, et surtout sur l’édition d’ouvrages en majeure partie religieux. Alsatia devient le second éditeur catholique de France (op.cit. p. 129). C’est ce qui permet au groupe de surnager, et même des très bien se porter financièrement : « A l’approche des années de guerre, la société de Rossé, un véritable empire, valait vingt millions de francs en 1938 » (Philip Bankwitz, Les chefs autonomistes alsaciens 1919-1947, Strasbourg, Saisons d’Alsace n° 71, 198O, p. 47).
Mais au début de l’été 1938, Rossé doit quitter ses fonctions de directeur et de rédacteur en chef de l’Alsatia, parce qu’il avait créé une maison d’édition indépendante destinée au journal pour la jeunesse :  Jung-Elsass .
Enfin, dans une sombre affaire de renouvellement de passeport pour un ami, qui aidait financièrement la presse catholique alsacienne, Rossé est soupçonné d’avoir touché une importante somme d’argent et d’avoir un compte en Suisse. Malgré ses dénégations, il ne sortira pas totalement blanchi de cette «  Affaire Brauner-Oster ».
Le 9 octobre 1939, en pleine évacuation de l’Alsace, la police française arrête l’abbé Brauner et le docteur Oster, ainsi que Marcel Sturmel qui s’était joint au groupe, lors de leur rencontre en Suisse, enfin Joseph Rossé.  D’autres les rejoindront, notamment Karl Roos. Ils seront tous accusés d’espionnage et emprisonnés à Nancy. On les appellera plus tard les « Nanziger ». Mais l’instruction de cette affaire tournera court et, le 17 juillet 194O, Rossé est livré par Vichy aux Allemands, qui le ramènent en Alsace.
 
Avec un groupe, il est hébergé dans un hôtel des trois-Epis. Robert Ernst, SS Standartenführer est là-bas. Il les convainc de signer un texte demandant l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne nazie.
Chaque être rencontre un jour sa zone d’ombre. Rossé signe le Manifeste des Trois-Epis. On a dit alors, qu’il avait basculé de l’autonomisme au nazisme. Jusqu’à la publication du livre de Michel Krempper, en 2O16, cette réputation lui a collé à la peau. Il est apparu comme un personnage double, reniant un jour ce qu’il avait affirmé la veille, ne sachant gérer la nouvelle situation de l’Alsace.
Mais la démarche des trois-Epis lui a donné la confiance totale du nouveau pouvoir en place. Désormais il avait le soutien de personnages influents, et avait les coudées franches pour s’occuper de nouveau de son activité de presse.
 
Or, il était temps qu’il reprenne les rênes d’Alsatia, car celui qu’on avait trouvé pour le remplacer entre-temps, Xavier Mappus, avait abandonné son poste et s’était réfugié en zone non-occupée. Rossé n’accepte pas que le conseil de surveillance lui octroie un rôle subalterne. Il le met devant le choix de le nommer directeur général ou de le voir reprendre sa liberté. Le conseil cède et, le 7 août 194O, Joseph Rossé peut réintégrer officiellement ses anciennes fonctions.
 
Les nazis au pouvoir se révélaient alors peu respectueux du concordat signé entre Hitler et le pape Pie XI, le 2O juillet 1933. Ce pontife et son successeur Pie XII, les avaient attaqués dans leurs encycliques, leurs mises à l’index, syllabus, accusations et discours. L’idéologie nazie voulait, en fait, mettre en place une nouvelle religion : celle du pangermanisme et de la race aryenne. Le Christianisme tolérant des différences et des races, héritier du judaîsme, ne pouvait y tenir.
L’annexion allemande mettait aussi fin au concordat napoléonien, toujours en vigueur en Alsace et visait à supprimer toute cléricalisation de la presse.
 
Rossé était attaché à l’Alsace catholique. Nous lirons plus loin ses témoignages d’attachement à la foi chrétienne. Il reste fidèle à l’Elsâssische Volkspartei (l’Union populaire républicaine d’Alsace) , le grand parti catholique alsacien, depuis 1919. Mais il n’a plus le droit d’éditer des livres religieux. Il en avait publié plus de deux millions avant-guerre.
Or l’Alsatia a une succursale à Paris qui peut les éditer en français. Rossé rapatrie ces livres et se constitue un stock précieux d’ouvrages français qui alimentent le patrimoine culturel alsacien.
Il accepte de publier quelques fers de lance national-socialistes, pour tromper l’ennemi. Il joue un double-jeu, déclarant plus de tirages pour les livres nazis, moins pour les œuvres de spiritualité émanant d’auteurs allemands anti-nazis, comme Reinhold Schneider, Alfred Delp, Carl Muth ou Theodor Haecker . Plus de deux millions d’exemplaires avaient ainsi été imprimés clandestinement. Il cherche à faire figurer de grosses commandes d’encre et de papier, pour recevoir les subventions en conséquence. Les presses de Colmar tournent à plein ; Rossé a sauvé Alsatia.
 
Les Allemands, souvent crédules, dont il connaissait les points faibles, et qu’il savait manipuler en leur offrant dîners et bonnes bouteilles, avaient quand même fini par douter de sa bonne foi.
Car Rossé se déployait encore ailleurs que dans le papier. Il avait une activité « classique » de résistant. Il intervenait pour des personnes et des familles en difficulté, avait sauvé de la déportation ou de la mort les familles des jeunes de Ballersdorf, des personnalités dont Robert Schumann, et nombre de membres des congrégations religieuses qui auraient dû être expulsés. Fin août 1944, il obtient, avec l’aide de Jean Keppi, de Mgr Brunissen chapelain au Mont Ste Odile et de l’archiprêtre de la cathédrale, Mgr Eugène Fischer, la libération de centaines d’Alsaciens arrêtés par la gestapo, dont plusieurs personnalités comme le sénateur Médard Brogly et le Dr Paul Sittler (op.cit. p. 234). Nous citerons certains témoignages plus loin.
Joseph Rossé avait sacrifié toute sa vie à la cause de l’Alsace. Il avait fait 2.45O jours de prison, surtout après la guerre, lors de l’épuration. On aurait pu de suite penser qu’il n’était pas nazi dans l’âme, car il avait adopté, avec sa femme, un petit garçon handicapé mental, en 1923, puisque le couple ne pouvait avoir d’enfants. Il connaissait l’eugénisme du national-socialisme, et avait fini par apprendre que les nazis se débarrassaient des enfants handicapés, et des adultes aussi. S’il n’avait pas eu des amis allemands haut-placés, il n’aurait certainement pas pu élever le petit Luïala et le protéger jusqu’à ses vingt deux ans.
 
Mais ce sont les écrits et les témoignages eux-mêmes, de Joseph Rossé, de son entourage et de ses amis, qui révèlent le mieux ce qu’il a vraiment été. Nous allons les transcrire maintenant, à partir du livre de Michel Krempper.
 
Il s’était laissé éblouir et avait pensé qu’une collaboration avec l’Allemagne assurerait à l’Alsace une heureuse destinée :
« Lundi 29 juillet : Rossé a parlé. Il a invité ses auditeurs à se mettre cent pour cent à la disposition de l’Allemagne. Il faudra renier et oublier la France qui n’a été pour nous qu’une marâtre. »
« Mercredi 31 juillet : Rossé a aussi parlé à Guebwiller et, d’après le compte-rendu du ‘ Kurier ‘, il a terminé son discours : ‘Collaborez avec toute votre force, toute votre énergie ; engagez toutes vos qualités et aidez à créer, dans le cadre de la grande Allemagne, une Alsace belle et heureuse…’. Il finit par entonner lui-même le ‘Deutschland, Deutschland über alles ’ » ! (Journal de guerre du professeur Marie-Joseph Bopp : Ma ville à l’heure nazie . Colmar 194O-1945. Editions de la Nuée bleue, Strasbourg, 2OO4 . Cité par M.Krempper, op.cit. p. 2O9).
 
Cependant, un séjour à Berlin où il est invité, fin 194O, lui ouvre les yeux, et provoque chez lui un revirement ; il commence à douter et soupçonne les nazis (comme il l’avait pensé du jacobinisme parisien), de vouloir « étouffer (le particularisme alsacien) quitte à également violer l’âme alsacienne et détruire sa personnalité ethnique » ( PV d’interrogatoire de Rossé, du 18 janvier 1946. Cité dans : op.cit. p. 214).
Or ce séjour à Berlin a lieu cinq mois après l’épisode des trois-Epis. L’éblouissement nazi n’aura pas égaré notre homme très longtemps :
« En rentrant de Berlin, je pris la décision douloureuse pour ma famille et moi, (…) d’employer tous les moyens possibles pour combattre les Allemands en Alsace. Je décidai en même temps de maintenir le contact avec la France et le gouvernement aussi étroitement que possible… Je devins peu à peu le défenseur presqu’attitré de mes malheureux compatriotes »
(Cité par Gabriel Andrès, Joseph Rossé, itinéraire d’un Alsacien. Colmar, éd. Jérôme Do Bentzinger, 2OO3, p. 48. Et dans : op.cit.  p. 23O)
 
Si, à l’Alsatia, en septembre 194O, il congédie les prêtres et adhère à la NSDAP le 27 janvier 1941, c’est par obligation, pour sauver l’Alsatia et le patrimoine littéraire, comme le faisaient tous les chefs d’entreprise pour leur propre affaire:
« Par un travail patient, pendant toute l’année 1941, j’avais sauvé, à la rage des nazis fanatiques, 141.296 livres français confisqués en Alsace, et j’en avais envoyé 56.767 aux prisonniers français dans les différents stalags… Les sanctions pour ces provocations de ma part ne se faisaient pas attendre (…) ». (BNUS Fonds Rossé, MS.6.998, pp.242-257, 17 janvier 1946. Cité dans : op.cit. p. 222).
 
Excellent tacticien, manipulateur quand il le faut, il avoue lui-même :
« Pendant ces quatre années, j’ai arrangé toutes les statistiques, tous les rapports, que j’étais tenu de fournir périodiquement, l’état des stocks, des réserves que je présentais à l’administration. J’ai toujours réussi, par de bons repas, du vin et des liqueurs, à neutraliser tous les fonctionnaires envoyés de Berlin ou de Strasbourg pour contrôler nos affaires. La vénalité de ces agents défie l’imagination (…) » (cité dans : op.cit. p. 224-225).
 
L’Alsatia va devenir une plaque tournante de la résistance au nazisme.
Parmi ses cinq cents salariés, Rossé y emploie des personnes qui ne trouvent d’insertion nulle part, comme les sœurs des congrégations dissoutes par le régime, les sœurs de la Divine Providence de Ribeauvillé (op.cit. p. 226-227) ; mais pire encore, des journalistes juifs interdits de métier comme l’Allemand Rupert Giessler et le Français Marcel Jacob :
« Giessler (…) interdit d’activité professionnelle, puis licencié fin février 194O (…), put trouver un poste, le 1er novembre 194O (…) au sein de la maison d’édition Alsatia de Colmar et sur l’entremise de son directeur Joseph Rossé, comme lecteur et chef de service camouflé en poste de secrétaire. La maison d’édition Alsatia doit être considérée comme le centre de la résistance catholique en alsace (…). C’est dans ces conditions que Rossé put protéger Giessler des griffes de la Gestapo ». (Ansgar Fürst, Zum Tode Rupert Giesslers. Dans : Badische Zeitung, 16 novembre 198O. Cité dans: op.cit. p. 227).
 
« Derrière un paravent de relations absolument correctes avec l’administration, j’ai pu réaliser et mener à bien un vaste programme d’opposition (…). Je ne reculais devant aucun effort, devant aucun sacrifice » (Cité par Gabriel Andrès, Joseph Rossé  … pp.47-48 et : op.cit. p.228).
 
Au 1O rue Batholdi, à Colmar, se réunissent sous le couvert de « collaborateurs de la maison d’édition » d’anciens députés, conseillers généraux, ecclésiastiques et laïcs résistants au régime nazi, qui constitueront le « cercle de Colmar ». Ils ont déjà en vue, pour la suite, la création d’une maison d’édition chrétienne, alsacienne et européenne (cf. Marcel Sturmel, Zwischen Hammer und Ambos. Das Elsass und die Deutsche Widerstandsbewegung. BNUS, ms 6.997. Cité dans : op.cit. pp.228-229).
 
Il faut, pour vraiment le connaître, citer le témoignage de cet oscar Schindler alsacien, qui avait sauvé nombre de persécutés du régime nazi :
« Je me suis occupé de tous les Alsaciens condamnés par les tribunaux allemands à la peine de mort pour activité en faveur de la France, et qui ont demandé mon appui (…). A cet effet, j’ai entrepris de nombreuses démarches. Je suis allé spécialement à mes frais à Berlin, pour intervenir auprès du secrétaire d’Etat Meissner (…), du procureur suprême du Reich, ou d’autres fonctionnaires supérieurs chargés de préparer les décisions de la Commission des grâces des condamnés à mort. Dans beaucoup de cas, j’ai obtenu des mesures de grâce et des allègements très appréciables des peines. Je cite en exemple : Welschinger, Krommenacker et autres (…), Jean Burgy de Colmar, l’abbé Wemer et autres de Colmar. (…) Je joins à ce rapport la copie de la correspondance échangée (avec) M.Borocco – dont j’ai sauvé le fils .
Mes interventions en faveur des victimes de tribunaux spéciaux devinrent à ce point gênantes, qu’au début 1944, le Gauleiter Wagner exigera de moi (que je prenne) l’engagement de ne plus présenter de démarches de grâce en faveur des personnes condamnées. Je signai l’engagement, mais n’en continuai pas moins mon action (…) » (Cité dans : op.cit. pp. 231-232).
 
Et voici le témoignage de Robert Schuman. Il était député de Metz, membre de la commission des finances de la Chambre des députés, sous-secrétaire d’Etat aux réfugiés dans le gouvernement Reynaud, et un mois dans celui de Pétain, auquel il avait voté les pleins pouvoirs.  Robert Schuman est arrêté par la gestapo le 14 septembre 194O, emprisonné à Metz puis à Neustadt en avril 1941. L’intervention de Rossé lui permet de s’enfuir et de regagner la France non-occupée. Voici un extrait de sa déposition, le 24 juillet 1945 :
« En avril 1942, M.Rossé me proposa par écrit, et de sa propre initiative, une entrevue à Wingen, gare-frontière entre l’Alsace et le palatinat. Nous nous y rencontrâmes, malgré le risque que cela comportait pour lui. Il me raconta qu’en décembre 194O, il avait profité d’un séjour à Berlin pour entretenir Himmler de mon cas (…). Le rapport final (de mon dossier) concluait à mon internement au camp de Dachau, parce que j’étais indésirable tant en Moselle que dans tout autre département français. (…) Il m’expliqua que l’adjoint de Himmler, Heydrich (…), s’opposait à ma libération. M.Rossé me parla ensuite longuement de la situation en Alsace et de la véritable persécution engagée contre les catholiques, de ce qu’il avait fait et comptait entreprendre pour sauver le patrimoine des institutions religieuses, des congrégationnistes qu’il embauchait en grand nombre dans l’imprimerie de l’Alsatia, de ses efforts pour sauver au moins l’hebdomadaire catholique ‘Der Sonntag’. Il me dit aussi sa réprobation de toute cette politique (…). Je dois insister (poursuit-il), sur la gratitude que je dois à M.Rossé dont l’initiative a, sans aucun doute, contribué à vaincre la farouche résistance opposée à ma libération par la Gestapo ». (Cité dans : op.cit. p. 233).
 
Dans un mémoire dactylographié, intitulé : « Mes publications clandestines », Joseph Rossé fait état d’un bulletin quotidien qu’il avait édité de concert avec Eugène Kuhlmann, ancien ambassadeur de France à Vienne. Ces tracts révélaient à la population des informations non contrôlées par l’autorité. Le 19 juillet 1942, c’est par exemple, la rafle du Vel’d’Hiv qui est relatée, dont Rossé avait été lui-même témoin à Paris :
« J’ai passé (écrit Kuhlmann) une heure et demi à interviewer Rossé cet après-midi (…). Il a été, à Paris, témoin d’un spectacle déchirant et révoltant. C’était jeudi dernier, 16 juillet. Il assista à la rafle et au départ en déportation de tous les juifs. (…) Il m’a dit avoir rarement vu des scènes plus atroces. (…) Dire que des choses pareilles peuvent se passer en France et qu’il y a des Français pour y tremper les mains ! A entendre ces choses, on pense aux juifs chassés d’Alsace et réfugiés en France. Il paraît qu’ils subissent le même sort (…). Rossé m’a dit que notre cousin H. et un M.D. auraient fait des démarches en leur faveur auprès de Laval, mais sans succès. Cette mesure s’étendrait, paraît-il, à la France entière » (Cité par Bernard Wittmanna, Une Histoire de l’Alsace autrement, 3 tomes, Morsbronn, éd. Rhynn un Mosel, 1999. Ici, tome 3, pp.49-5O. Et : op.cit. pp. 236-237).
 
Rossé avait décidé de se mettre à la disposition des Français dès la libération de l’Alsace. Colmar était libérée le 2 février 1945. Le 7 février, il prend contact avec le nouveau préfet, et la Sécurité militaire le place en état d’arrestation. Le lendemain, 8 février, il écrit une lettre au président du conseil de surveillance de l’Alsatia, Médard Brogly. C’est un témoignage sur toute son action, son testament en vérité :
 
Mon cher ami Brogly !
Je t’écris ce dernier mot dans un état compréhensible d’excitation intérieure. (… ) Sous la pression des menaces, et pour éviter dans la mesure du possible des ennuis à mon épouse, je me présente immédiatement à la justice.
J’ai le droit de dire aujourd’hui que, durant ces cinq années passées, j’ai fait tout ce qu’un homme peut bien faire pour aider mes amis politiques dans tout le pays. A beaucoup, j’ai évité l’arrestation. Tu sais, toi, combien j’ai réussi à arracher aux griffes des geôliers. Rien ne me rebutait, aucune démarche, aucune dépense, rien. Et à présent l’on me reproche ces nombreuses démarches, cette collaboration. J’entre en prison la conscience tranquille. Je n’ai fait que le meilleur et je n’ai voulu que cela. J’espère que mes amis, qu’avant tout toi surtout, ne m’abandonneront pas.
N’abandonne pas surtout ma pauvre épouse. Fais en sorte qu’on ne la harcèle pas. Elle a déjà supporté assez. Malheureusement, je ne peux lui laisser presque rien en argent liquide ou économies, parce que je n’ai rien. Mon salaire m’a servi à payer l’hypothèque et ensuite, j’ai acheté dernièrement quelques actions Alsatia. Fais en sorte que l’Alsatia ne se comporte pas comme la dernière fois, lorsque l’on ne remboursa rien à mon épouse.
Parce qu’elle aura dans les prochains temps toutes sortes de dépenses pour les impôts et les assurances, sans parler de ma défense. Rends-lui visite de temps à autre et fais en sorte que nos amis la visitent et lui remontent le moral. Je t’en supplie.
L’Alsatia jouera certainement dans mon procès un rôle particulièrement important. Fais en sorte que la défense obtienne l’aide nécessaire par la délivrance des documents, etc (…).
Je remets mon sort personnel, mon cher ami, entre les mains de Dieu. Avec la conviction d’avoir vraiment combattu l’Allemagne national-socialiste comme aucun autre Alsacien, sans doute. Avec la conviction d’avoir travaillé de corps et d’esprit pour notre Alsace et nos pauvres Alsaciens, et ce jusqu’au sacrifice personnel, je m’avance vers mes juges terrestres et, si cela doit être, vers le juge éternel.
Que Dieu te rende tout ce que tu feras. Qu’il me protège ainsi que notre chère Alsace.
Avec mon salut cordial et que Dieu te garde, ton J.Rossé ».
Gabriel Andrès a traduit ce texte écrit en allemand. Il est cité dans le livre de M.Krempper aux pages 273 et 274.
 
Ici s’ouvre un autre scandale. Après celui de la débâcle française, de l’évacuation des Alsaciens, de l’armistice pétainiste et de la collaboration, après celui de la dénonciation des Juifs et de leur arrestation par la milice française, voici le scandale de l’épuration.
Jugements sommaires, superficiels, tronqués de partis pris, Rossé n’a de loin pas été le seul à subir l’arbitraire des tribunaux de la libération. Le tribunal militaire de Nancy le condamne à quinze ans de travaux forcés. Il est trimballé de prison en prison et meurt, le 24 octobre 1951, à 59 ans, épuisé et écoeuré par ces hommes et ces idéaux en lesquels il avait cru, et qui, tous, l’ont finalement lâché.
 
S’il avait su que, suprême trahison, et suprême scandale, un gouvernement français, soixante cinq ans plus tard, allait finalement rayer l’Alsace elle-même de la carte de France…
 
Cependant, sur la tombe de Rossé, comme sur celle de l’Alsace, le destin pourrait écrire : « Resurgam », « Je ressusciterai ».
 
Danielle Vincent.
5 mars 2O19