Musée du Chateau d'Argent

Octobre 2016 - Littérature

 
 
Château d’Argent
 
Centre de Formations continues
 
Littérature:    mois d’ octobre 2O16
 
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education (1762).
 
 
Voici les « Rêveries d’un visionnaire sur l’éducation » (note 1). C’est l’histoire…d’un garçon, depuis sa naissance jusqu’à son mariage. Un garçon que l’auteur veut élever selon les principes d’une éducation nouvelle, et qui doit devenir non seulement un citoyen, mais un homme.
De suite, Rousseau oppose les principes éducatifs de son époque à ceux qu’il voudrait instaurer maintenant (note 2). D’abord, les principes éducatifs en cours reposent sur une fausse base : ils devraient s’adresser à l’enfant, alors que l’enfant est, dans la société du dix-huitième siècle , un grand inconnu (note 3). Rousseau reproche aux éducateurs de traiter l’enfant comme un adulte, et de ne pas tenir compte de ce qu’il est incapable de comprendre . « Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant » (note 4).
Eux lui reprochent de présenter ici un projet chimérique, une méthode d’éducation irréalisable, d’autant plus qu’il ne veut pas seulement l’adapter à une société ou un pays donnés, mais à tous, universellement.
 
L’ouvrage se compose de cinq livres, consacrés successivement à l’éducation du nourrisson, du jeune enfant de deux à douze ans, de l’adolescence allant de douze à quinze ans, de l’entrée dans l’âge adulte, entre quinze et vingt ans, et c’est ici que nous trouvons, au sujet de l’éducation religieuse d’Emile, la Profession de foi du Vicaire savoyard, enfin l’éducation au mariage qui suppose d’abord la connaissance de l’autre sexe ; Rousseau situe cette période entre vingt et vingt cinq ans.
 
 
Livre premier
 
 
Le postulat sur lequel s’ouvre l’Emile est que tout dégénère entre les mains de l’homme. Ce pessimisme sur la nature humaine était présent dès le seizième siècle avec la réforme protestante, et, sous son influence, chez Montaigne et le Stoïcisme ; au dix-septième siècle chez Pascal, les Jansénistes, Racine, La Fontaine. Mais Voltaire et les Encyclopédistes au Siècle des lumières avaient une grande foi dans les possibilités de l’homme. L’architecture, la musique et l’art en général sont triomphants, la confiance en l’Eglise et au Souverain absolu est totale. Rousseau (1712-1778) a vécu sous le règne de trois rois : il avait trois ans, en 1715, quand Louis XIV est mort ; il est décédé quatre ans après la mort de Louis XV, la même année que Voltaire, et a donc connu encore l’avènement de Louis XVI, en 1774.
Les Protestants avaient été chassés du royaume et le règne frivole du Bien-Aimé avait enfin oublié l’esprit de Port-Royal.
 
Quand Rousseau arrive avec ses défiances et les critiques de son siècle, disant que l’homme civilisé et la société sont les causes de toute déchéance, il trouve en Voltaire et en tout ce qu’il symbolise, un ennemi mortel.
 
C’est, dit-il, la référence à la nature, non à la société, qui doit être la boussole de toute éducation.
Or, la nature, c’est, pour Rousseau, d’abord la femme. Il s’adresse à la mère, à l’image de la mère nature. L’homme, lui, a au contraire dénaturé la création (note 5). Que dirait-il aujourd’hui, deux siècles et demi plus tard ? Il est bon de mesurer la distance entre un penseur et l’époque contemporaine, de mesurer la portée de ses illusions ou de ses prédictions. Après des guerres et des révolutions perpétrées par l’homme comme jamais dans son histoire, Rousseau placerait sans doute le matriarcat non seulement à la tête des foyers, mais aussi des états.
Si la nature doit être la première éducatrice, on doit se demander qu’est-ce que la nature ?
Le naturel, ce n’est pas l’habitude. Bien au contraire : par l’habitude les hommes s’exercent à agir contre la nature. C’est la vie sociale qui est régie par l’habitude : celle de se lever et de prendre ses repas à des heures déterminées, de manger à table et avec des couverts, de s’habiller, se rendre à son travail, l’habitude de parler, d’écrire et de penser comme tout le monde. La vie en société est tissée d’habitudes.
Or, toutes les habitudes acquises par l’homme tendent à l’éloigner de la nature, car ce sont des acquis artificiels de la civilisation. L’homme civilisé est un être artificiel qui a appris à lutter contre les instincts de la nature ; il est éduqué pour plaire aux autres, alors que l’homme naturel, comme l’animal, vit pour lui-même. L’homme formé par la société est recouvert d’un vernis ; il est un robot programmé pour être un citoyen, un homme de la cité, non de la nature. Pour Rousseau, alors, il n’est plus un homme. N’ayant de valeur que par rapport au corps social, il est dénaturé. Ainsi à Sparte, la mère qui a perdu ses fils dans une bataille victorieuse, va rendre grâces aux dieux.
L’homme social apprend à être hypocrite : il agit et parle différemment de ce qu’il voudrait, pour se conformer aux usages et à ce qu’on attend de lui. Il n’est pas lui-même, il n’est pas un citoyen non plus, puisqu’il joue un rôle et qu’il ment. C’est un homme double.
Ainsi les écoles, les collèges, les instituts, les universités sont des lieux où l’on est dressé, où l’on apprend à suivre l’usage établi et le politiquement correct, comme on dirait aujourd’hui. Pour Rousseau, ce sont de « risibles établissements » ( note 6).
 
L’homme authentique est donc « l’homme naturel » (note 7). Ce n’est ni le soldat, ni le prêtre, ni le magistrat. Il ne se confond pas avec sa fonction. C’est la condition humaine, sous-jacente à la fonction, qui intéresse notre auteur. L’éducation, pour lui, ne consiste pas à être formé pour une fonction à exercer plus tard. L’action éducative apparaît spontanément avec la vie elle-même : « Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre » (note 8), et plus précisément en commençant à manger : la première éducatrice est la nourrice. Rousseau relève une étymologie intéressante du mot « éducation » : chez les anciens, il signifiait « nourriture » (note 9).
 
Et c’est l’occasion, maintenant, de parler de la façon de traiter les nourrissons.
Notre auteur ne peut supporter la manière d’habiller les nouveaux nés, à son époque : ils sont non seulement emmaillotés, mais encore entourés de bandelettes et entravés de partout, au point de ne plus pouvoir respirer. On les couche sur le dos, ave une têtière, de façon à ne plus pouvoir bouger la tête. Ils s’étouffent alors, quand ils ont des renvois. C’est donc sur le côté qu’il faudrait les coucher. L’enfant a besoin de bouger ses membres. « Il semble qu’on a peur qu’il n’ait l’air d’être en vie ». Cette remarque va loin. Car, comme le remarque l’édition de la Pléiade, on aurait dit qu’à cette époque, on n’aimait pas les enfants.
 
La plupart, sept sur dix environ, étaient des enfants illégitimes. Des milliers étaient abandonnés, chaque année, à l’Hôtel-Dieu et aux Enfants trouvés. Rousseau a l’impression qu’on ne les aimait ni ne les comprenait. Les petits étaient d’emblée habillés et traités comme des adultes. Plus loin, il parle des mères qui refusent de nourrir leurs enfants elles-mêmes et les confient à des nourrices. La plupart des femmes agissent ainsi, dit-il. Car l’enfant est dérangeant, il perturbe leur vie sociale (note 1O). Lui-même se justifie, en partie, d’avoir laissé ses cinq enfants à l’hospice, parce qu’ils l’auraient empêché de travailler : « Comment les soucis domestiques et les tracas des enfants me laisseroient-ils, dans mon grenier, la tranquillité d’esprit nécessaire pour faire un travail lucratif ? » (Note 11).
Il songe même à la solution qu’avait préconisée Platon dans la République, qui consistait à soustraire tous les enfants à leur famille pour les faire élever par l’Etat, méthode qu’avaient repris, au vingtième siècle, les Etats totalitaires. « Ainsi vouloit Platon, que tous les enfans fussent élevés dans sa République ; que chacun restât inconnu à son père et que tous fussent les enfans de l’Etat » (note 12).
Mais dans l’Emile, vingt ans après ce qu’il écrit dans la lettre à Madame de Francueil, c’est un blâme que Rousseau adresse aux mères qui ne veulent pas remplir leur rôle. Elles sont dénaturées : « Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, n’ont plus voulu nourrir leurs enfans, il a fallu les confier à des femmes mercenaires », les nourrices, qui ne pouvaient pas avoir d’affection pour ces petits « étrangers » et cherchaient au maximum à se soustraire à leur tâche. On voit déjà, en filigrane, que le petit enfant a autant besoin d’affection que de lait.
Suit une description horrifiante des coutumes de l’époque : « …Quand il est bien lié, on le jette dans un coin sans s’embarrasser de ses cris. Pourvu qu’il n’y ait pas de preuves de la négligence de la nourrice (…). Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiment aux amusements de la ville, savent-elles (…) quel traitement l’enfant dans son maillot reçoit au village ? Au moindre tracas qui survient, on le suspend à un clou comme un paquet de hardes (…). Tous ceux qu’on a trouvés dans cette situation avaient le visage violet (…) et l’on croyait le patient fort tranquille, parce qu’il n’avait pas la force de crier » (note 13).
Tout aussi blâmables sont les femmes qui, tout simplement, refusent d’avoir des enfants : « Non contentes d’avoir cessé d’allaiter leurs enfants, les femmes cessent d’en vouloir faire . » C’est la mode, dit l’auteur (note 14). Il semble bien que le refus de la maternité était répandu à l’époque. Non seulement pour des raisons de commodité et de vie sociale, mais sans doute aussi parce que, très souvent, les accouchements étaient dramatiques. Mais Rousseau n’en parle pas (note 15). Les familles du peuple étaient dans la misère ; les dames de la société occupées à leurs mondanités. Peu d’enfants , probablement, étaient désirés, et les grossesses, pour la plupart, accidentelles. L’auteur craint même une dépopulation dans le pays.
Il pense que les choses changeront, dès que les mères reprendront elles-mêmes le soin de nourrir leurs enfants : les sentiments d’affection se réveilleront, la vie familiale sera plus harmonieuse, les hommes aussi seront plus à leur place : « Qu’une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris » (note 16).
 
Ainsi, les conséquences de cette mode ne sont pas seulement la dépopulation du pays, mais la déshumanisation des personnes : « Point de mère, point d’enfant », ce que les progrès de la psychanalyse n’ont fait que confirmer. Alors «  le cœur meurt avant que de naître » ; voici l’aveu terrible de Jean-Jacques, la confession de sa vie. Son coeur était-il mort, parce qu’il n’avait pas eu de mère ? Etait-ce la raison pour laquelle il ne rencontrait jamais un amour durable ? Et aussi l’explication de sa dureté envers lui-même et à l’égard de ses enfants ? De sa dureté dans certains principes de l’éducation qu’il préconise ? (note 17).
 
Il ne veut pas qu’on entoure l’enfant de trop de sollicitude. L’affection de l’entourage peut devenir pesante et entraver son sentiment de liberté. Un être habitué à trop de douceur et de facilité devient vulnérable : « Exercez-les aux atteintes qu’ils auront à supporter un jour. Endurcissez leurs corps aux intempéries des saisons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue » (note 18). La nature est dure pour les êtres vivants, mais c’est la condition de leur survie. Il faut aussi exercer l’enfant à l’obéissance : se soumettre à ses caprices, c’est en faire un tyran, qu’il restera toute sa vie. La nature est un maître inflexible ; elle ne nous passe aucune fantaisie.
 
C’est le père qui doit prendre le relais de l’éducation, après la mère ou la nourrice. C’est ce qu’a vécu l’auteur lui-même : car jamais il ne suppose que l’enfant doive être élevé par le couple. Le véritable précepteur est le père. Sa tâche est longue : il doit former l’enfant à être un homme, un membre de la société et un citoyen de l’Etat. Il se rend coupable, s’il ne remplit pas cette triple obligation, que Rousseau appelle même « de saints devoirs » (note 19).
Et l’auteur se juge lui-même en disant que rien, ni pauvreté, ni obligations professionnelles, ni devoirs mondains ne peuvent en dispenser : on comprend bien, ici, qu’il parle de lui et se confesse à la postérité : « Lecteurs (…), je prédis à quiconque néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères et n’en sera jamais consolé » (note 2O).
 
Lui qui n’a jamais eu de vrai foyer et a voyagé sans cesse, veut que l’enfant soit élevé dans sa famille, et non dans des institutions, pensions, collèges ou couvents. Il ne doit pas être déraciné et obligé de se chercher un père de remplacement. Loin de sa famille, il perdra le contact avec ses frères et sœurs, qui deviendront pour lui comme des étrangers. La chaleur et la stabilité d’un foyer avaient trop manqué à Jean-Jacques : il leur accorde une importance capitale.
Afin d’éviter de devoir placer l’enfant en pension il faudra, pour l’instruire, prendre un précepteur à la maison. Rousseau avoue n’avoir jamais été un bon précepteur et, par scrupules (ou perfectionnisme ?) avait pris la liberté d’abandonner plusieurs fois sa tâche. Il veut essayer de se rattraper maintenant, et de la remplir au moins dans l’imaginaire.
 
Et ici apparaît une idée intéressante : pour être plus proche de l’enfant, parler son langage et être vraiment sur sa longueur d’ondes, l’idéal serait que le précepteur soit lui-même un enfant. Car la distance est trop grande entre l’enfant et l’adulte. N’est-ce pas ce que la pédagogie actuelle a, intuitivement, essayé de faire quand, déjà au foyer, mère et fille deviennent des amies, père et fils de vrais copains ?
C’est ensemble qu’enfant et pédagogue découvriront le savoir et les principes de l’éducation. Ceux-ci ne peuvent être assénés ex cathedra. Il faut simplement conduire à les découvrir. C’est bien Platon (mais Rousseau ne le cite pas), qui enseignait cette méthode, la maïeutique : faire naître le savoir, le faire doucement venir au jour, à la conscience, comme un accouchement. Ainsi le maître, ou plutôt, n’est-ce pas, le jeune compagnon de l’enfant « ne doit point donner de préceptes ; il doit les faire trouver » (note 21).
 
Suivent des réflexions sur la hiérarchie des climats et des races, qui n’ont certainement pas choqué les lecteurs de l’époque, mais qui sont insupportables de nos jours (note 22).
Emile sera donc un européen, et de préférence un Français. On reste étonné de l’attachement de Rousseau à un pays qui l’a persécuté sa vie durant. Il sera Français, riche et de bonne naissance. Mais notre auteur le voit orphelin. Son précepteur sera tout ce que ses parents auraient dû être pour lui, et il lui sera uni pour la vie. Ce ne sera pas un lien de maître à élève, pas un rapport hiérarchique, mais un rapport d’affection paternel ou fraternel. Le lien sentimental réapparaît ici comme la base de la pédagogie.
Notre auteur évolue dans un monde imaginaire, et on le regrette : il faut que l’enfant soit issu d’une maternité sans problème, « heureuse » même, et on se demande s’il avait assez d’expérience pour savoir que cela n’existe pratiquement jamais. On a pris conscience, de nos jours, que tout se joue lors de la grossesse et de l’accouchement, et que les enfants qui ont subi une naissance dramatique, sont justement ceux qui auront besoin, plus tard, d’une thérapie. Ce sont des cas comme ceux-là que le lecteur aurait besoin de voir évoqués par l’écrivain. Ces cas, comme nous l’avons mentionné plus haut, ne manquaient pas, à son époque et il est improbable qu’il n’en ait jamais entendu parler.
 
Emile est donc « un enfant bien formé, vigoureux et sain » (note 23). Or, dans les lignes qui suivent, le lecteur moderne est de nouveau choqué. Certes, un père doit aimer tous ses enfants de la même manière, qu’ils soient sains, malades ou infirmes. Mais il se transforme en garde-malade dans les deux derniers cas et « perd son temps à soigner une vie inutile ». Même quand, par sa sollicitude, il parvient à prolonger la vie d’un enfant handicapé, la mère pourra le lui reprocher le jour où cet enfant mourra : une prolongation pour rien, sous-entend l’auteur mettant en scène des parents à nos yeux dénaturés. Et on se demande si ce n’est pas là une autre raison qui a incité Jean-Jacques à placer ses enfants à l’hospice, une raison qu’il n’a jamais avouée : ses enfants avaient-ils un handicap, et même un handicap mental ? Etait-ce pour cela que, ne voulant pas gâcher sa vie d’écrivain, il les a confiés à d’autres mains ? Il est certain qu’un auteur se révèle toujours dans les lignes qu’il écrit (note 24). Notre propos est non seulement de rappeler les grandes idées de l’ouvrage, mais aussi de faire apparaître le vrai visage de l’écrivain, ou plutôt de sonder ses motivations inconscientes. Quand l’Emile était en chantier, Rousseau n’avait pas loin de soixante ans. Lui reprocher un manque de maturité ne serait pas excusable. Il nous semble que la dureté dont il fait preuve ici, provient à la fois des souffrances endurées dans sa prime enfance, et de sa rude éducation calviniste sous l’influence des pasteurs de son entourage, notamment de son oncle, le pasteur Samuel Bernard. Les éditeurs de la Pléiade parlent d’un masochisme qu’il aurait ainsi développé, allant jusqu’au plaisir d’être battu , humilié et persécuté, figeant aussi sa sexualité à un stade infantile (note 25). Or, masochisme et sadisme vont toujours de pair.
C’est, en effet, une extraordinaire dureté qui se révèle dans ces lignes. Il faut redire que, pour cet éternel errant, la vie n’avait pas été facile par les chemins de France et de Suisse, en toute saison. Rousseau blâme la science médicale qui tente d’alléger les fardeaux et d’adoucir la vie. Ce n’est pas ainsi qu’on devient fort, dit-il. La médecine, à ses yeux, n’est qu’un amusement « de gens oisifs et désoeuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, le passent à se conserver » (note 26) . Pour une seule guérison, le médecin tue cent malades. Dans la plupart des cas, la science trompe et la médecine tue. Pour être utile à quelques hommes, elle est funeste au genre humain (note 27). C’est un art mensonger, « plus fait pour les maux de l’esprit, que pour ceux du corps. » Malgré l’outrance, Rousseau a encore une intuition prophétique, celle de la médecine psychosomatique.
Médecins, prêtres et philosophes nous nourrissent d’illusions, de faux espoirs, car la nature est dure pour ses créatures ; elle leur apprend à souffrir, à supporter la douleur en silence et la mort sans crainte. L’élève de Rousseau est aussi celui de Montaigne – qui n’est pas cité.
 
Plus loin, apparaît une idée qui, elle-aussi, fera son chemin : l’importance de l’hygiène de vie, faite de travail et de tempérance. Exercice et travail manuel sont les seuls vrais médecins de l’homme (note 28). La longévité est le plus souvent liée à l’exercice qu’on s’est donné, et même au travail et à la fatigue. Mais aussi à une nourriture végétarienne. Les paysannes se portent mieux que les citadines, parce qu’elles mangent moins de viande et plus de légumes ; leurs enfants également. Pain, légumes et laitages donnent aux nourrices le meilleur lait. Il faut aussi faire attention à l’assaisonnement : c’est lui qui rend les aliments malsains. Roux et friture sont à bannir ; la cuisson du beurre, du sel et des laitages aussi ; les légumes doivent être cuits à l’eau. L’air et l’eau de la campagne sont essentiels pour la nourrice comme pour l’enfant. Rousseau, déjà, se plaint du mauvais air des villes.
L’air vicié, mais aussi l’entassement des gens dans les villes est contre-nature. Plus les hommes se rassemblent, plus ils se corrompent. L’auteur attribue aux fourmilières humaines (que dirait-il aujourd’hui de nos HLM et de nos banlieues…) l’apparition de la plupart des maladies et des infirmités. La surpopulation est un grand mal, car « l’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux ». Suit un réquisitoire contre les villes « gouffres de l’espèce humaine » , que les citadins japonais, masqués, pourraient bien méditer aujourd’hui.
 
Le thème de l’eau, et aussi la rudesse de l’éducation, reviennent peu après, à propos des soins à donner aux nouveaux nés. Il n’est pas nécessaire de les laver à l’eau tiède : cela les amollit. Beaucoup de peuplades les lavent dans les rivières ou dans la mer, et ils sont d’autant plus vigoureux. Rousseau conseille, même en hiver, de laver les nourrissons dans l’eau glacée.
L’idée de l’hygiène est toujours présente: il faut baigner les enfants souvent, et c’est une habitude qu’ils doivent garder en grandissant. Il préconise l’alternance de bains brûlants et glacés, excellente pour la résistance physique.
L’auteur avait déjà parlé plus haut de l’emmaillotage. Il faut qu’il soit lâche, pour garantir la liberté des mouvements. Rien n’est plus mauvais que de bercer les enfants. Il n’explique pas pourquoi, mais c’est sans doute pour ne pas les déstabiliser et leur donner le vertige. Il faut, dès que possible, les laisser libres de ramper dans la chambre, afin que leurs muscles se développent. En somme, c’est la surprotection, que dénonce notre conseiller d’éducation.
 
Il importe de mettre très tôt l’enfant en contact avec ce qui pourrait, plus tard, devenir source d’angoisse : l’obscurité, l’orage, les insectes, et tous les animaux, comme dans les fermes, à la campagne, sinon il aura peur du noir, du bruit, des araignées et des serpents. Il faut le laisser toucher à tout pour développer sa perception et ses sensations.
Les armes à feu aussi doivent lui devenir familières, et on peut en faire usage devant lui, pour qu’il s’accoutume aux détonations. Le garçon est en effet destiné à les manier plus tard. « Avec une gradation lente et ménagée, on rend l’homme et l’enfant intrépides à tout » (note 29). D’où la conclusion pour l’éducation actuelle : mettre les enfants peu à peu en contact avec tout ce qu’ils rencontreront dans leur existence, les « tremper » et ne pas les élever dans du coton, ni à l’écart de la réalité en les surprotégeant.
 
Voici maintenant le difficile chapitre du langage.
Il y a une langue universelle, commune à tous les hommes : c’est le langage naturel, celui qu’exprime l’enfant qui n’a pas encore l’usage du langage articulé. Ce langage est « accentué, sonore, intelligible » comme celui des animaux, mais nous l’avons oublié et nous pensons que les animaux ne s’expriment pas et sont inférieurs, parce qu’ils ne « parlent » pas. Mais c’est nous qui avons perdu l’usage de leur langue, qui est la seule véritable, originelle et universelle.
Nous avons banni l’habitude de bêtifier avec nos enfants, car nous avons hâte de leur apprendre à « bien » parler. Nous aurions avantage, pourtant, à réapprendre l’expression par signes et onomatopées. Ces signes se lisent plutôt sur le visage que sur les gestes des mains. .
Il y a aussi les pleurs, qu’il faut prendre très au sérieux, à condition de savoir distinguer les pleurs de caprice et ceux de mal-être. Tous les malaises, quels qu’ils soient, font pleurer l’enfant. On ne peut l’apaiser par les menaces, les cris, la violence, ni même par les cajoleries. Il faut chercher la cause du chagrin et y remédier . On a ici un passage d’une grande importance pour l’étude du psychisme humain : Rousseau raconte une expérience qui lui fait conclure que l’enfant a déjà, de façon innée, le sentiment du juste et de l’injuste. Un enfant frappé injustement par sa nourrice, même s’il se tait un moment, se met ensuite à pousser des cris de colère et de révolte : « Tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge étaient dans ses accents… Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de l’injuste fût inné dans le cœur de l’homme, cet exemple seul m’aurait convaincu ». Il aurait en effet moins crié à se brûler qu’être traité injustement (note 3O).
Le comportement est donc un langage. Un comportement violent est le langage des faibles. Plus l’être humain se sent faible, plus il veut compenser son impuissance par l’usage de la force, et même de la méchanceté. « Toute méchanceté vient de faiblesse ». La bonté, en revanche, est signe de force : « Celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal ». C’est pourquoi la Divinité toute-puissante est la bonté suprême (note 31).
 
La première maxime est de laisser aux enfants l’usage de toutes les forces que leur donne la nature.
La seconde maxime, c’est qu’on doit les aider dans tout ce qui leur manque, physiquement et mentalement.
La troisième, c’est qu’il ne faut pas aller au-delà de l’utile, pour satisfaire des fantaisies et des caprices.
La quatrième, c’est de savoir étudier et décrypter leur langage, quelle que soit son expression.
 
Le but de l’éducation, c’est que l’enfant puisse acquérir l’autonomie grâce à l’octroi d’une très grande liberté, qu’on limitera uniquement pour l’éloigner du danger.
 
Voici maintenant l’époque du sevrage.
Il ne faut sevrer l’enfant que lorsque la nature en donne le signal, par l’apparition des dents.
L’enfant cherche à mâcher. Il ne faut pas lui donner quelque chose de dur à se mettre dans la bouche, car le palais est encore top sensible. Il faut des matières molles, comme pour les jeunes chiens.
Rousseau déconseille les hochets, pour s’amuser. Ils sont souvent de grand prix. Mais c’est mieux de prendre des hochets naturels : de petites branches, avec des feuilles et des fruits, une tête de pavot, un bâton de réglisse, qui mettront l’enfant en contact avec la nature plutôt qu’avec des objets de luxe.
Que faut-il donner comme nourriture aux enfants à sevrer ?
La bouillie, faite de lait et de farine n’est pas bonne pour leur estomac. Plutôt de la crème de riz, ou alors, pour la bouillie, griller un peu la farine. User le moins possible de bouillon de viande. Et puisque les dents apparaissent, il faut leur donner des aliments à mâcher : des fruits secs, des croûtes, des biscuits.
 
Le problème du langage est abordé aussi au stade du sevrage :
Les enfants ne comprennent pas tout de suite ce qu’on leur dit : c’est au son de la voix qu’ils réagissent. Il est déconseillé de trop leur parler, car ils n’y prêtent plus attention.
Quand ils sont au stade du sevrage, il importe de leur parler correctement, cette fois-ci, pour qu’ils apprennent à bien parler .
Mais il ne faut pas les obliger à parler trop tôt : ils ne feront pas l’effort d’articuler, et garderont l’habitude, plus tard, d’avaler leurs mots. De plus, ils ne comprennent pas encore le sens de ce qu’on leur fait dire, mais donnent un autre sens aux mots.
A la campagne, où les distances nous obligent à parler fort, Rousseau remarque que les paysans s’expriment de façon plus intelligible que les citadins, habitués à parler bas, en chambre. C’est à la campagne « qu’on apprend véritablement à prononcer, et non pas en bégayant quelques voyelles à l’oreille d’une gouvernante » (note 32).
Plus tard, dans les pensionnats, ces défauts ne seront pas forcément corrigés : en apprenant par cœur et en récitant trop vite, les jeunes vont continuer à « barbouiller ».
Il convient de ne pas donner à l’enfant un vocabulaire trop étendu : « C’est un très grand inconvénient qu’il ait plus de mots que d’idées, et qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut penser » (note 33).
 
Notre auteur va reprendre et développer , dans le livre second, toutes ces réflexions ; mais ce sera pour l’enfant de deux à douze ans : l’apprentissage de l’indépendance, de la morale, des rudiments du savoir ; les exercices physiques et le développement des cinq sens.
C’est le sujet que nous aborderons au mois de décembre, toujours dans le cadre de la formation continue en littérature.
Nous essayerons aussi de dégager et de comparer avec l’Emile, les idées essentielles de l’ouvrage récemment paru de Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant (Paris, Editions des Arènes, 2O16, 454 p . ).
 
 
 
N o t e s
 
 
Note 1    Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’Education . Chronologie et introduction par Michel Launay. (Paris, éditions Garnier-Flammarion, 1966, 629 p.), préface, p. 32.
 
 
Note 2    Il a dû choquer de suite dans la préface de son ouvrage en écrivant :
« La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu’à édifier » (op.cit. p. 32).
 
 
Note 3    « On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare » (op.cit. p. 32).
 
 
Note 4    Op.cit. préface, p. 32.
 
 
Note 5    « Il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui comme un cheval de manège » (Op.cit. Livre I, p. 35).
 
 
Note 6    Op .cit. p. 4O.
 
 
Note 7    Op.cit. p. 41 : « Il faudrait (…) connaître l’homme naturel. Je crois qu’on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir lu cet écrit ».
 
 
Note 8    Op .cit. p. 42.
 
 
Note 9    Ibid.
 
 
Note 1O    Voir : Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade, Paris, éditions Gallimard, 1959 ss.), tome I, note 2, p. 1415 :
Le chiffre des admissions aux Enfants trouvés augmentait d’année en année :
167O : 512 enfants.
168O : 892 -
169O : 15O4 -
17OO : 1738 -
173O : 24O1 -
174O : 315O -
1745 : 3234 -
1772 : 7676 - (41 %).
Sur le nombre de ces enfants abandonnés à l’hospice, une proportion d’environ un sur sept était légitime.
La mortalité infantile était de 7O % avant 1 an. Rousseau remarque que « la moitié des enfants périt avant la huitième année » (op.cit. éd. Garnier, p. 49).
 
 
Note 11    Lettre à Madame de Franceuil, 2O avril 1751.
 
 
 Note 12   Coll. Pléiade, op.cit. p. 1431, note 1.
 
 
Note 13    Coll. Garnier, op.cit. p. 45.
 
 
Note 14    Op.cit. pp. 46 et 48.
 
 
Note 15    Voir l’étude parue dans l’Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie Wickram de Turckheim, n° 17/1994, pp. 77 - 1O3 : Danielle Fischer, Jean Reyer (1627-1698), curé de Turckheim . Notamment les pages 94 et suivantes, qui relatent des cas d’accouchements dramatiques.
 
 
Note 16    Coll. Garnier, op. cit. p. 48.
 
 
Note 17    Op.cit. p. 48.
 
 
Note 18    Op.cit. p. 49.
 
 
Note 19    Op.cit. p. 52.
 
 
Note 2O    Ibid.
 
 
Note 21    Op.cit. p. 55.
 
 
Note 22    « Il paraît que l’organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes (de la terre). Les Nègres ni les Lapons n’ont pas le sens des Européens » (op.cit. p. 56).
 
 
Note 23    Op.cit. p. 57.
 
 
Note 24     Qu’un autre à mon défaut se charge de cet infirme, j’y consens ; mais mon talent à moi n’est pas celui-là : je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu’à s’empêcher de mourir » (op.cit. p. 58).
 
 
Note 25    oll. Pléiade, tome 1, op.cit., notes pp. 1237 et 1242.
Plus loin aussi : « Je ne me chargerais pas d’un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d’un élève toujours inutile à lui-même et aux autres, qui s’occupe uniquement à se conserver et dont le corps nuise à l’éducation de l’âme » (Coll. Garnier, op.cit. p. 58).
 
 
Note 26    Ibid.
 
 
Note 27    Op.cit. p. 59. La science médicale était fort discréditée au XVIIIe siècle. Tous les écrivains s’en défiaient ; pensons à Molière et son Malade imaginaire.
 
 
Note 28    Op.cit. p. 61.
 
 
Note 29    Op.cit. p. 69.
 
 
Note 3O    Op.cit. p. 75.
 
 
Note 31    Op.cit. p. 77.
 
 
Note 32    Op.cit. p. 83.
 
 
Note 33    Op.cit. p. 86.
 
 
Danielle Vincent
Ste Marie-aux-Mines.