Journal novembre 2020
L A V O I X D A N S L E D E S E R T
Mensuel du Château d’Argent - N° 20 - Novembre 2020
LE CENTENAIRE DE LA SCIERIE VINCENT (III) :
LES MACHINES (suite).
Il fait sombre encore. Une faible lueur sur le mur en briques semble s’agrandir et changer de couleur. Peu à peu le mur s’éclaire, passe de l’orange au rouge puis à l’or vif et tout le local se trouve soudain dans la lumière. Voici devant nous, la machine à vapeur sortie de l’ombre. Ariel a mis au point cet éclairage progressif comme au théâtre. C’est très beau.
Sur la plaque de fabrication, on peut lire :
« Société Alsacienne de Constructions Mécaniques. 1893 ».
Nous citons ce qu’en dit le professeur Pierre Fluck :
« Parmi les machines, la place des dieux revient évidemment à la machine à vapeur. La plus ancienne attestée avec quelque certitude paraît celle jadis installée au tissage Koenig à Ste Marie-aux-Mines, labellisée S.A.C.M. (1893). Il s’agit d’une machine de 15 tonnes de type Farcot-Corliss à double effet, qui développait 15O CV et tournait à 8O tours/min. Elle fut démontée en 1921 pour être ensuite installée dans la scierie de Charles-Auguste Vincent à Ste Croix-aux-Mines, connectée à la chaudière (…) qui utilisait l’eau de la mine d’argent voisine ! » (Les belles Fabriques. Un patrimoine pour l’Alsace. Editions Jérôme Do Bentzinger, 2OO2, p. 46)..
Les quatre volants de la machine, deux à l’intérieur du local et deux autres à l’extérieur, sont actionnés par six cordes. Des quatre-vingts tours/minute du grand volant, on passe progressivement, au moyen de volants toujours plus petits, aux trois cents tours/minute requis par l’ arbre de transmission.
Deux cylindres, deux pistons, une distribution de type Corliss à soupapes et clapets. George-Henry Corliss, ingénieur américain, avait inventé ce mode de distribution avec obturateur dans les années 1849.
La distribution est commandée par le chef d’orchestre de la machine qui est en somme celui de toute la scierie: le régulateur de Watt. James Watt, ingénieur écossais, mort en 1819, avait inventé la machine à vapeur à double effet : les pistons poussés dans les deux sens au moyen de deux soupapes d’admission et deux d’échappement, s’ouvrent alternativement, dans un mouvement de balancier.
En régulant la pression au niveau de la distribution, le régulateur à boules fait que la vitesse de la machine soit constante, au lieu d’être dépendante de la pression toujours irrégulière produite par la chaudière. Le régulateur commande l’ouverture des soupapes de la distribution, par laquelle s’effectue l’admission et l’échappement dans les cylindres.
Après avoir poussé les pistons, la vapeur s’échappe par une cheminée au sommet de laquelle Auguste Vincent avait fait installer un réservoir d’eau que la vapeur, encore brûlante, allait réchauffer. Cette eau redescendait par une conduite, le long du mur intérieur et allait alimenter la chaudière en eau chaude.
La chaudière pouvait contenir 24.OOO litres d’eau. Chauffée à plus de 12O°, elle pouvait produire une pression de vapeur de 9 bars (9 kg par cm2). Munie de deux corps de chauffe, elle était alimentée à la sciure. Nous produisions nous-mêmes notre combustible. Il fallait deux baquets de sciure toutes les dix minutes, deux fois environ 2Okg de sciure, transportés sur le tablier du four par un chauffeur qui ne faisait que ce travail toute la journée . Les ouvriers de notre scierie restaient en principe toujours au même poste.
Quand le feu était complètement éteint, il fallait deux jours et demi de chauffe pour obtenir de la vapeur. Ariel enfant se souvient que l’on commençait à alimenter le feu le dimanche soir ; la machine ne se mettait en route que le mercredi matin. Il amuse les visiteurs avec nombre d’anecdotes, comme celle où il a fallu, en pleine nuit, descendre ouvrir toutes les vannes pour éviter une explosion ; ou celle du chauffeur de la machine, à qui papa Vincent avait refusé une augmentation de salaire et qui a jeté son tablier pour aller pousser les wagonnets sur le chantier. Personne n’a su le remplacer et le patron, désespéré, est allé le trouver derrière ses wagonnets, en lui disant : « Reviens, je t’accorde ton augmentation » !
La nuit et le dimanche, la chaudière fonctionnait au ralenti. Mais on arrêtait complètement le feu lorsqu’il y avait des interventions ou des contrôles de sécurité.
Chaque année un détartrage de la tuyauterie était nécessaire et tous les dix ans une vérification complète des conduites par injection d’eau sous haute pression, était effectuée par une société de maintenance, l’APAVE : Association des Propriétaires d’Appareils à Vapeur. Cette vérification décennale nous obligeait à démanteler entièrement l’habillage en briques de la chaudière pour le reconstruire quelques semaines plus tard.
Cela devenait fastidieux et c’est la raison pour laquelle on décida, en 196O, de faire marcher de nouvelles machines avec une alimentation électrique.
Elle-même, la grande machine à vapeur, tourne à présent grâce à un petit moteur électrique savamment installé par Paul et Ludwig Drouillon.
L’arbre de transmission était entraîné par une deuxième machine à vapeur, celle qui avait travaillé dans la scierie du grand’père Augustin Vincent. Cette machine de marque Badénia, datant des années 19OO, développait 8O CV. Pour faire tourner toutes les machines de la scierie, il fallait 3OO CV et les deux machines à vapeur fonctionnant de concert en développaient environ 25O. C’était une machine semblable à celle que nous avons récupérée dans la scierie de Rombach-le-Franc, il y a une vingtaine d’années. Nous avons plaisir à décrire cette Lanz, fabriquée en Allemagne en 19O3 : « Heinrich Lanz, Maschinenfabrik, Eisengiesserei, Kesselschmiede, Mannheim » peut-on lire sur ses deux plaques de fabrication. Elle a deux cylindres, l’un à haute pression, l’autre plus grand à basse pression . Il faut mentionner son réchauffeur d’eau et son condenseur, grande boîte dans laquelle la vapeur se refroidit, redevient de l’eau qui s’écoule, et ne « contient » plus alors que du vide ; on explique que le vide, par son aspiration, est une importante force motrice, et qu’elle est utilisée ici pour augmenter la puissance des pistons de 1O CV. Deux grands volants étaient reliés par des courroies à l’axe de transmission, à partir du local vitré, transformé depuis en atelier. La machine n’est plus dans son local d’origine et, par manque de place, ni le foyer ni la cheminée, déposés à l’extérieur, n’ont pu être remontés. Il fallait trois heures de chauffe pour amener l’eau à plus de 12O° centigrades et obtenir une pression de vapeur de 16 bars. Le réservoir a une capacité de 4.5OO litres d’eau. Le régulateur à boules est impressionnant et la distribution est différente de celle de la grande machine : c’est une distribution à tiroir comme sur les locomotives. Gérard Kalwa, qui avait travaillé dans la scierie de Rombach-le-Franc, connaissait à fond cette machine à vapeur Lanz et a dirigé son installation dans notre scierie. Lorsqu’on ne savait pas où il était, il suffisait de monter les quelques marches de l’échelle, pour le trouver accroupi sur la tubulure au sommet de la machine, muni d’un chiffon ou d’une clé de réglage. C’était sa passion.
Et voici que, entraîné par ces deux machines à vapeur, tournait l’arbre de transmission. C’est le plus grand d’Alsace et sans doute le plus ancien. Il fait 35 m de long, traverse la scierie de part en art, et comporte 3O poulies de différentes grandeurs. A trois cents tours à la minute, il pouvait entraîner, au moyen de courroies, toutes les machines de la scierie ainsi que des axes de transmission intermédiaires, en avant, en arrière et à l’étage . Il ne comporte pas d’embrayage, contrairement aux autres machines, et tant qu’il y avait de la vapeur, il tournait.
C’est l’occasion de parler des courroies, qu’il fallait remettre sur les poulies en état de marche, quand elles tombaient, ce qui était dangereux à cette vitesse, alors qu’elles étaient munies d’ agrafes. Nous fabriquions et réparions les courroies nous-mêmes. C’était le travail de l’hiver. Nous montrons le petit tabouret sur lequel Ariel enfant s’asseyait pour aider son père à chanfreiner, coller et coudre les courroies lorsque la colle ne tenait pas. Nous savions faire à peu près tous les métiers à la scierie, même la forge, dont la panoplie d’outils complète est exposée dans l’atelier du sous-sol ; mais nous ne savions pas poser les cordes de la grande machine à vapeur, ni faire les épissures, les raccords sans nœuds. Ce travail d’art devait être effectué par des cordiers qui venaient spécialement pour cela.
Avant d’arriver à l’arbre de transmission, les visiteurs ont eu l’occasion de passer devant l’embiellage des deux scies multiples. Il y a deux mètres cinquante de hauteur entre le plancher de l’étage et la cave, et encore autant de fondations en béton dans le sol. On est émerveillé quand on voit tourner la grande bielle. On fait aussi remarquer l’embrayage bien visible de la machine du grand’père : deux poulies dont l’une tourne à vide, c’est la « poulie folle », et l’autre qui entraîne la machine ou « poulie fixe ». Ce type d’embrayage se trouve sur toutes les machines de la scierie, sauf, comme on l’a dit, sur l’axe de transmission.
A l’arrière, au fond de la cave, voici une merveille qu’on ne trouvera pas facilement ailleurs :
la scie pendulaire à fagots. Nous l’avons décrite dans notre exposé du mois dernier. Il y a quelques années encore, elle était enfouie dans la pénombre, sous un tas de planches et de choses diverses. Il était dommage de ne pas la montrer. Nous avons donc dégagé cet endroit et aménagé un passage sécurisé pour les visiteurs.
Sur la lancée, nous avons, Ariel et moi, remonté plusieurs autres machines qui gisaient en pièces détachées dans la cave : une ancienne scie à ruban ; une scie circulaire, toupie, mortaiseuse, tout en un ; une ancienne perçeuse à manivelle, si haute que le volant arrive au niveau du plafond ; une scie horizontale imposante, appelée « battante », où l’on peut lire :
« Paul Bern, Strassburg im Elsass, 19O4 », que nous avons achetée à une ancienne scierie. C’était un type de machine très prisé par les menuisiers. Une scie analogue, mais plus grande, se trouve à Marckolsheim, au moulin Walter, qu’il faut absolument visiter. Elle marche par la force de l’eau. Le remontage, à l’aide de palans, de cette battante dont les pièces très lourdes étaient éparses dans la cave, nous a coûté d’énormes efforts à tous deux, et nous avons frôlé l’accident. Ariel a ensuite installé un bel éclairage et a continué à perfectionner l’éclairage de toute la cave, ce qui fait que les visites du soir sont encore plus enchanteresses que pendant le jour.
Et puisque nous parlons d’électricité, voici en passant, derrière de belles rambardes de sécurité, une deuxième dynamo, d’avant 19OO, construite chez Burgard Frères à Mulhouse, où ils fabriquaient aussi des machines à vapeur. Poulie folle, poulie fixe : elles sont bien apparentes, et les visiteurs connaissent déjà. On fait tourner la machine et elle produit du courant continu de 11O volts. De vieilles ampoules s’allument ; les enfants sont émerveillés comme devant le sapin de Noêl. La courroie est reliée à l’arbre de transmission et un petit moteur électrique fait tourner cette partie de l ’axe. On peut accélérer et ralentir à volonté et arrêter le tout, ce qui n’était pas possible quand la transmission tournait sous l’action des machines à vapeur.
Tout près, se trouvent aussi les deux moulins à sciure. Ils sont joliment éclairés. Ils tournaient à quatre mille tours à la minute et broyaient la sciure, que nous avions en quantité, jusqu’à en faire une poudre très fine. De grands sacs remplis de cette sciure concassée étaient envoyés à Reims et à Rouen, dans deux usines qui l’utilisaient pour en faire le linoléum des années 195O, ainsi que du parquet sans joints. Pour le lino, la sciure était mélangée à de l ’huile de lin, un durcisseur et un colorant, et étalée sur une toile de jute.
Le parquet sans joints était fait de magnésie mélangée à cette poudre de bois ; la pâte était étalée dans les habitations sur une épaisseur de 2O cm, et poncée après durcissement. C’était un sol résistant, agréable par la présence de la sciure, d’une couleur ocre, pouvant être ciré, et ne nécessitant pas d’autre revêtement. Il a été abandonné vers les années 196O, surtout à cause de la santé des ponceurs qui travaillaient dans des nuages de poussière. Pour notre scierie, la vente de la sciure représentait un revenu supplémentaire, comme les fagots de délignures, comme aussi les lattes à plâtre ou le sciage ambulant. Petits apports d’argent appréciés à une époque où l’on ne comptait encore ni sur les prêts ni sur les subventions.
Et voilà. Nous avons fait le tour. Les messieurs s’attardent encore dans l’atelier d’affûtage, admirent une autre vieille perceuse à volant, les outils de forge et le bac de trempage, le grand soufflet péniblement trimballé ici par Paul Drouillon, les affûteuses et avoyeuses du papa, et celles, modernes, sur lesquelles Ariel fait une démonstration.
Nous remontons au premier étage, par l’escalier pentu, mais refait à neuf. Il fait chaud, là-haut, et c’est plein de soleil. Les visiteurs nous écrivent de belles choses dans le livre d’or, en toutes les langues, même en japonais. Nous leur donnons une petite découpe qu’Ariel a faite sur sa scie à chantourner : un cœur pour les dames, un sapin, un chevreuil ou un cheval pour les messieurs. Et on bavarde encore longtemps. C’est bien ce que je disais : ils étaient venus en étrangers. Ils repartent en amis.
Danielle Vincent.
LA PHRASE DU MOIS :
« De très rares ateliers ont conservé intact leur parc de machines dans leur implantation originelle, à tel point qu’on peut parler d’ensembles-clos. (…) Quelle que soit la mise en scène (de certains musées reconstitués), un musée même de site ne remplacera jamais l’émotion que procure l’authenticité d’un site non adultéré ».
Pierre Fluck (Les belles Fabriques, op.cit. p. 45).
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La Voix dans le Désert. Mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue De Latte de Tassigny, 6816O Ste Marie-aux-Mines.
Mise et page et impression : ZAPA Informatique.
ISSN : 265O-7225. Dépôt légal : 4e trimestre 2O2O.
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