Musée du Chateau d'Argent

Journal septembre 2020

L A  V O I X   D A N S   L E   D E S E R T 
Mensuel du Château d’Argent - N° 18 - Septembre 2020
 

 UNE JEUNE DAME DE CENT ANS : LA SCIERIE VINCENT.

 Le soir, à la nuit tombée, dans la forêt enchantée, s’allument les lucioles et les vers luisants.

Nous restons longtemps à les contempler. Ils s’éteignent quand se lève l’aurore, quand blanchit d’abord la grande cheminée, puis le toit immense, enfin la façade de bardeaux.
Tôt le matin, il m’est arrivé souvent de contempler les raies de lumière s’étendant sur le plancher, entre les machines et transfigurant peu à peu les scies et les poulies. Seule, penchée sur un travail à terminer, j’entendais tous les matins, d’abord des bruits de pas ; ensuite des bruits de planches, et puis, régulièrement le sciage, suivi d’autres bruits de planches que l’on entassait les unes sur les autres, et des coups de marteau sonores. Assurément, la scierie était hantée et les ouvriers revenaient. Mais il n’y avait aucun bruit de paroles et je ne voyais personne. Le passé est là, toujours. Depuis 192O, il y a maintenant cent ans.
 
Papa Vincent, Auguste de son prénom, avait acquis en 1920, un terrain de trois hectares , comprenant aussi une ancienne mine d’argent dont le filon épuisé s’étendait jusqu’à Musloch, à un kilomètre d’ici. Il avait construit une scierie plus grande que les deux scieries de ses aïeux, celle à haut-fer de la rue du Moulin, dans les années 185O, tenue par Joseph-Victorien Vincent, et l’autre avec sa petite machine à vapeur, un peu plus loin, construite par Augustin, notre grand’père vers 1900.
Auguste, son fils donc, acheta une trentaine de machines dernier cri pour l’époque, dont une machine à vapeur SACM de deux cents chevaux, et employa une soixantaine d’ouvriers. Ils travaillaient par équipes de vingt, jour et nuit, trois fois huit heures. Il récupéra aussi les vieilles machines des anciennes scieries quand elles furent démolies après 193O, notamment la petite machine à vapeur Badénia de 8O CV, mais qui a disparu ensuite. Nous avons eu la chance de pouvoir la remplacer plus tard, par la machine à vapeur Lanz de la scierie désaffectée de Rombach-le-Franc. Ce sont ces anciennes machines qui, en 199O, ont permis de faire ici un musée, et qui ont été classées au Patrimoine en 1997, avec le site et les bâtiments. Il ne reste plus rien de ces deux anciennes scieries qu’un socle de scie multiple, en face de l’usine Rossmann à Ste Croix-aux-Mines.
Né en 19OO, en Alsace allemande, Auguste avait passé son Abitur et avait fait son apprentissage auprès de son père dans la petite scierie à vapeur. Ni la forêt ni le travail du bois n’avaient de secrets pour lui. Il supervisait tout, gestion comprise, savait l’allemand à la perfection et guida son navire d’une main sûre entre les écueils de l’occupation. Il était entouré de gens qu’il connaissait bien : Charles Ducarme, affûteur-limeur avait travaillé dans les trois scieries familiales ; Henri Schottel, le contremaître, qui n’hésitait pas à faire seize heures par jour, en scierie et au bureau, racontait que la charpente du château Maurice Burrus avait été sciée chez nous. Il y a eu aussi cette poutre de 40 cm sur 40 et 14 m de long, sortie à dos d’homme et livrée à Paris pour l’exposition universelle de 1937, par train spécial.
Le premier enfant d’Auguste, Ariel, naquit le 6 novembre 1937. Deux autres garçons, Christian et Thierry suivirent. Apparemment la scierie était sauvée, mais les choses ne se passent jamais comme on les prévoit.
Papa Auguste emmenait souvent son aîné en forêt pour lui faire connaître les essences, le bûcheronnage et le débardage. Il l’associa, tout jeune homme, au travail des ouvriers et il en était fier, car Ariel, grand sportif, avait une force terrible et sa mère, au chalet voisin, lui disait toujours : « On entend de suite quand c’est toi qui scies ! ».
Pendant la guerre, les Allemands nous avaient beaucoup aidés et nous avaient fourni des machines compétitives, notamment un tracteur Hanomag. Ils avaient aussi fait cimenter l’étang de flottage des bois, de plus de quatre mètres de profondeur, à l’arrière de la scierie, et exigeaient un rendement maximal.
Mais après la guerre, la situation n’était plus la même : mauvaise équipe d’ouvriers, grêves, difficultés économiques. Par manque de moyens financiers, on ne se modernisa pas comme il aurait fallu, et il y avait de la concurrence par la dizaine de scieries s’étendant de Sélestat jusqu’à Ste Marie-aux-Mines. Le père se plaignait souvent. Ariel comprit qu’en restant là, il n’aurait pas de retraite plus tard.
Il partit faire des études poussées dans les écoles de l’Armée de l’Air à Toulon et à Rochefort.
Auguste Vincent, malade, décéda quelques mois après sa femme, en 1971. L’ainé des enfants hérita la scierie, le deuxième les forêts et le plus jeune la maison paternelle. Le père avait pris auparavant la précaution de louer la scierie à un de ses copains voiturier, Jean Grandgeorge.
Celui-ci, un jour, téléphone à Ariel en poste à Lille dans les transmissions de l’Armée, et lui demande l’autorisation de démolir la grande machine à vapeur, car elle prend de la place et il veut se moderniser. Cette machine construite en 1893 par la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques de Mulhouse avait été achetée d’occasion par Auguste Vincent dans une usine de tissage de Ste Marie-aux-Mines, et n’était plus en fonction depuis 196O, époque à laquelle la force motrice de la scierie est devenue l’électricité, nécessitant l’achat de machines à moteur électrique.
Au téléphone, Ariel réagit au quart de tour et refuse de donner son assentiment à cette démolition. S’il avait accepté, il n’y aurait aujourd’hui pas de musée ici, ni peut-être de scierie.
Car les deux autres locataires qui suivirent Jean Grandgeorge mirent l’établissement en faillite.
Renonçant aux années de service qu’il avait encore à accomplir jusqu’à sa retraite, Ariel est alors revenu à Ste Croix-aux-Mines pour sauver sa scierie. Il la trouva dans un état épouvantable. Aidé de son jeune frère et de copains, il passa des jours à creuser un tunnel dans une hauteur de sciure de deux mètres pour pouvoir, dans la cave, accéder aux machines. La SACM était démantelée. Il y avait des inondations par forte pluie, mettant les machines sous eau. Mais beaucoup avaient déjà disparu. Ariel se mit en chasse des adresses et eut la chance de pouvoir retrouver plusieurs machines de son père et de les racheter avec ses propres deniers. Il réussit à réparer tout ce qui pouvait l’être et eut l’idée de faire visiter ces anciennes installations peu à peu remises en état.
C’est ainsi que commença la troisième vie de la scierie ; après celle du papa et celle des locations, ce fut le musée.
Nous nous sommes rencontrés cinq ans après son retour à Ste Croix. Le 14 février 1995, nous nous sommes mariés à la mairie de Ste Marie-aux-Mines, mariage qui fut béni ensuite par le Chanoine Patrick Koehler au mont Ste Odile, devant le tombeau de la sainte. Ce fut important pour nous. N’est-elle pas la Patronne de l’Alsace et de son patrimoine ?
Un copain d’Ariel, qui était Italien, avait ouvert une petite friterie au bout du terrain. Il envoyait à la scierie les chauffeurs de poids-lourds qui s’arrêtaient prendre un café chez lui. Et c’est ainsi que nous avons eu nos premiers visiteurs.
Mais les améliorations et réparations ne se sont jamais arrêtées et bien des amis nous ont aidé, notamment Gérard Kalwa et Paul Drouillon, avec son fils Ludwig.
Les Monuments historiques nous ont classé dix-sept machines en 1997 et inscrit le site et les bâtiments au Patrimoine.
Nous n’avons jamais eu de subventions et avons fonctionné avec l’argent de la retraite et des visites. D’abord organisés en association, nous sommes devenus depuis quatre ans une auto-entreprise.
Pendant toutes ces années, le même phénomène s’est produit : nos visiteurs viennent en étrangers et repartent en amis.
 
Les lucioles viendront-elles ce soir ? Dans la forêt enchantée, dont nous n’avons jamais voulu couper les arbres, le soleil joue encore entre les branches et les fées se cachent sous le tapis de verdure. Elles entourent la scierie d’un halo protecteur. Bientôt on entendra leur murmure sous les étoiles et demain matin, très tôt, les ouvriers reviendront bouger les planches, scier et clouer. Seuls les enfants peuvent les entendre, et voir les fées de la forêt enchantée. Car j’ai toujours pensé qu’elles ont ce miraculeux pouvoir de redonner à tous ceux qui viennent à la scierie, leur âme d’enfant.
Danielle Vincent.
LA PHRASE DU MOIS :
« Un bâtiment dont le mobilier (parc machines, transmissions) est par surcroît conservé ‘en position de vie’ est un objet d’une grande rareté qui positionne d’emblée le site dans la catégorie ‘hors-concours’. Nous n’en connaissons que deux en Alsace : la filature Ebel à Wasselonne et la scierie Vincent à Ste Croix-aux-Mines ».
Pierre Fluck.
 
« Château d’Argent : transmettre le savoir »
Le mensuel paraît sur internet : www.museechateaudargent.com
 
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 La Voix dans le Désert, mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue De Lattre de Tassigny, 6816O Ste Marie-aux-Mines.
Impression et mise en page : ZAPA Informatique.
ISSN : 265O-7225. Dépôt légal : 3e trimestre 2O2O.