Musée du Chateau d'Argent

Mai 2018 - Réflexions bibliques

 

Château d’Argent
 
Formations continues:  Mai 2018
 
Réflexions bibliques
 

Le dernier repas.

(1 Cor 11/23-25 ; Marc 14 / 22-25; Mt 26/26-29 ; Lc 22/15-2O ; Jn 13 / 1-15).

 
La première Epître aux Corinthiens aurait été rédigée par St Paul au printemps de l’an 56.
L’Evangile de St Marc, après la persécution de Néron de l’an 64.
L’Evangile de St Matthieu, entre 8O et 9O.
L’Evangile de St Luc, entre 8O et 9O.
L’Evangile de St Jean, au plus tôt en 9O, au plus tard en l’an 11O.
 
C’est donc le récit d’institution de l’Eucharistie fait par St Paul en 1 Cor 11 / 23 – 25, qui est le plus ancien :
« Car j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné ; c’est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit et dit : Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez ».
 
Le récit de Paul est le plus dépouillé. En commun avec les versions qui vont suivre, chez Marc, Matthieu et Luc, Paul parle de l’action de grâces, du pain renvoyant au corps, de la coupe renvoyant au sang, de la référence au Christ et à sa mort, et enfin de la nouvelle alliance.
Les différences qui apparaissent dans les évangiles synoptiques par rapport au témoignage de Paul sont les suivantes :
- Ils associent tous ce repas à la célébration de la Pâque juive. Paul, lui, ne fait aucune mention de la Pâque.
- Paul est le seul à parler de « corps rompu ».
- La mention du repas dans le Royaume est absente chez Paul.
- Chez Jean, il y a bien un souper, qui se passe « avant la fête de pâque », mais le centre du repas, c’est le lavement des pieds. L’évangéliste ne fait mention de rien d’autre.
 
Ce repas, pris selon les Evangiles synoptiques, dans le cadre de la Pâque juive, n’a pourtant que très peu de ressemblances avec le repas commémoratif de la sortie d’Egypte : 
« Le dixième jour de ce mois, on prendra un agneau pour chaque famille, un agneau pour chaque maison (…). Ce sera un agneau sans défaut, mâle, âgé d’un an ; vous pourrez prendre un agneau ou un chevreau (…). Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois ; et toute l’assemblée d’Israël l’immolera entre les deux soirs.
On prendra de son sang, et on en mettra sur les deux poteaux et sur le linteau de la porte des maisons où on le mangera.
Cette même nuit, on en mangera la chair, rôtie au feu ; on la mangera avec des pains sans levain et des herbes amères. Vous ne le mangerez point à demi cuit et bouilli dans l’eau ; mais il sera rôti au feu, avec la tête, les jambes et l’intérieur. Vous n’en laisserez rien jusqu’au matin ; et, s’il en reste quelque chose, vous le brûlerez au feu.
Quand vous le mangerez, vous aurez vos reins ceints, vos souliers aux pieds, et votre bâton à la main ; et vous le mangerez à la hâte. C’est la Pâque de l’Eternel (…).
Le sang vous servira de signe sur les maisons où vous serez; je verrai le sang, et je passerai par-dessus vous, et il n’y aura point de plaie qui vous détruise, quand je frapperai le pays d’Egypte.
Vous conserverez le souvenir de ce jour, et vous le célébrerez par une fête en l’honneur de l’Eternel ; vous le célébrerez comme une loi perpétuelle pour vos descendants (…). Et lorsque vos enfants vous diront : Que signifie pour vous cet usage ? vous répondrez : C’est le sacrifice de Pâque en l’honneur de l’Eternel, qui a passé par-dessus les maisons (asher pessach ral betê ) des enfants d’Israël en Egypte, lorsqu’il frappa l’Egypte et qu’il sauva nos maisons » (Exode 12 / 2 – 27).
 
L’Eternel est passé par-dessus les maisons marquées du sang de l’agneau et les a épargnées : le terme de « pâque » vient de cette expression : « passer par-dessus les maisons ». Mais en réalité, cette fête doit s’appeler « la fête des pains sans levain » (Ex 12/17).
 
Dans le récit de l’Exode, il n’est pas question de vin, même pas pour symboliser le sang de l’agneau. Boire du sang, même de façon imagée, est strictement interdit par les prescriptions alimentaires de l’ancien Israël ( Lv 3/7 ; 7/26 ; 17/12 ; 19/26 ; Dt 12/16 ; 15/23 ; 1 Sa 14/34). Le pain est cuit sans levain, il est accompagné d’herbes amères, et l’essentiel du repas consiste à manger la viande rôtie de l’animal sacrifié.
 
Chez St Paul et dans les récits synoptiques, il n’est pas fait mention de consommation de viande, ni d’herbes amères, symboles de la captivité. Le rite tourne exclusivement autour du pain et du vin. Dans l’Evangile de Jean, le repas est centré sur un rite de purification, une action baptismale : le lavement des pieds.
 
Il n’y a apparemment pas de point commun entre les récits évangéliques de la dernière Cène et l’institution de la Pâque juive.
 
L’initiative de Jésus se fait en rupture avec la tradition juive, et se déroule plutôt dans la mouvance essénienne, secte d’attente messianique tournée vers l’au-delà du temps, de l’histoire et de l’idéal judaïque de la « terre ».
 
Une fois de plus, c’est la littérature intertestamentaire, mise à jour dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec les manuscrits de la Mer Morte, qui fournit la clé de lecture du Nouveau Testament.
 
Le repas essénien était considéré comme un repas sacré. C’est ce qui est sous-entendu aussi chez Paul, qui déplore la « profanation » des repas pris au sein de la communauté de Corinthe (1 Cor 11/2O-22).
 
Chez les Esséniens, le repas est toujours associé à des ablutions. Un prêtre préside et prononce les prières. Le repas renvoie au-delà du temps, au festin qui sera célébré avec le Messie dans le royaume. Le pain de vie, la coupe du salut ainsi que l’onction purificatrice, sont attestés, ensemble, dans différents rouleaux de la communauté. L’association entre l’agneau sacrifié et la crucifixion du Maître de Justice, deux siècles auparavant, est constante, de même que la perpétuation de sa mémoire et la communion à son sacrifice (voir notre ouvrage sur les Pères de l’Eglise, Ste Marie-aux-Mines, éd. du Château d’Argent, 2O16, p. 16 à 66 notamment ; et plus généralement : A.Dupont-Sommer et Marc Philonenko : La Bible, écrits intertestamentaires. Paris, éd. Gallimard, La Pléïade, 1987).
 
La dernière Cène avait tout du repas sacré essénien.
 
Il nous apparaît évident que Jésus a groupé autour de lui un tiers-ordre essénien, destiné à œuvrer à l’extérieur du monastère, et à diffuser la doctrine de la secte, en opposition à celle des Pharisiens. Il s’agissait de faire revivre le Judaïsme authentique, dont son époque avait dévié.
Après la mort de Jésus, considéré comme l’Oint du Seigneur et comme le nouveau Maître de Justice attendu, ce mouvement perdura. Le tiers-ordre essénien s’enrichit probablement de nouvelles recrues, venues surtout, après la persécution de l’an 68, de la diaspora des moines rescapés. Il est fort possible qu’il prit alors le nom de « Chrétiens » : les fidèles de l’Oint.
 
Nous pensons que ces rescapés esséniens continuèrent à faire des recherches et à écrire. A notre avis, ils rédigèrent des florilèges avec les souvenirs des actions et des paroles de Jésus, que certains d’entre eux avaient encore connu. Ils contribuèrent à la rédaction des Evangiles et des textes relatifs à la dernière Cène.
Ils construisirent les Evangiles comme un puzzle, en assemblant les éléments trouvés dans différents témoignages et manuscrits, et comme une tragédie antique, à partir de quelques paroles, les « logia », véritablement prononcées par Jésus.
Et ils donnèrent au tout la spiritualité, la coloration, la perspective et l’attente qui étaient les leurs : le retour du Maître de Justice crucifié, la communion avec lui au banquet de la fin des temps. Une communion anticipée dans le rythme de l’Histoire, par le renouvellement constant du repas chargé de la Promesse.
 
Ce fut, pour l’Eglise chrétienne, une révolution copernicienne, que la remise au jour des rouleaux qui se trouvaient, depuis dix-neuf siècles, dans les grottes de Qoumrân. A partir de là, l’Eglise aurait dû, par honnêteté intellectuelle, redéfinir beaucoup de choses. Mais elle a évité, autant que possible, d’en parler. Son confort lui était trop précieux.
 
L’astronome polonais aurait été, lui-aussi, tellement plus tranquille, si le soleil avait continué à tourner autour de la terre.
 
 
Danielle Vincent
22 avril 2O18.