Journal octobre 2020
L A V O I X D A N S L E D E S E R T
Mensuel du Château d’Argent - N° 19 - Octobre 2020
LE CENTENAIRE DE LA SCIERIE VINCENT (II) :
LES MACHINES (première partie).
Le soleil joue maintenant entre les arbres. Un papillon blanc s’envole là-bas. L’écureuil aussi habite la forêt enchantée, glisse le long du tronc et saute de branche en branche. Un oiseau me regarde, immobile. Les cathédrales ont voulu ressembler à ces arbres qui s’élèvent dans le ciel, et leurs vitraux à ces jeux de lumière.
Nous entrons dans l’édifice de poutres et de planches baigné de soleil, où la prière s’appelle le travail, les fidèles : les ouvriers, le clocher : la cheminée, les grandes orgues : le bruit assourdissant des machines, l’offrande bénie : celle de l’arbre scié et des planches humides, saignant à l’ouverture des griffes du chariot. Tout cela est sacré, plus peut-être, que ces églises de béton, que le temps n’a pas encore réussi à sanctifier.
En face, au fond, se dressent comme des autels les deux scies alternatives, celle du grand-père, classée, de 19OO, et l’autre du papa, construites toutes deux chez les Gebrüder Linck à Oberkirch, en Forêt-Noire. Deux générations de force motrice : celle de la vapeur, et celle de
l’électricité. Une troisième multiple faisait plus d’un mètre de largeur dans le cadre, et on pouvait y disposer vingt cinq lames. On a dû s’en séparer car le châssis en fonte a été endommagé, mais l’embase existe toujours dans la cave.
On explique aux visiteurs que les troncs arrivaient de la forêt sur des charrettes de grand bois, tirées par des bœufs ou des chevaux , les deux attelés ensemble parfois, comme en témoignent certaines photos, et que les charrettes faisaient la queue jusqu’au centre du village, dans l’attente d’être déchargées à l’avant de la scierie. Quand les arbres étaient trop longs, on avait du mal parfois à tourner sur la place de l’église ! On disposait les grumes sur des chariots. Il nous en reste pas mal. Ils portent encore la marque de fabrique : D.R.P. Modell E. Stahlwerk Osnabrück (en Basse-Saxe), et leur numéro, par exemple : 1735. Des ouvriers poussaient les chariots à la main sur des voies ferrées Decauville, qui garnissaient l’intérieur et le terrain de la scierie, sur sept cents mètres de longueur. Elles allaient jusqu’à l’étang, à l’arrière des bâtiments. Nous les avons encore toutes ; elles sont classées, mais certaines ont dû être démontées pour dégager le passage aux visiteurs.
L’étang, muni d’un canal, prenait tout le terrain Il avait quatre mètres de profondeur. On se mettait sur un pont et à l’aide d’une gaffe, on ramenait les troncs destinés à être sciés, sur un tapis roulant: la « chaîne d’amenée », qui reliait l’étang à la scierie. Cette chaîne munie de crampons, était actionnée comme toutes les autres machines par l’arbre de transmission que l’on peut voir dans le sous-sol. Avec ses poulies, elle a été classée.
Les grumes arrivant sur la scie alternative devaient être disposées de façon à bien reposer sur le double chariot de la machine, le côté le plus évasé en-dessous. Il fallait aussi tronçonner les branches et protubérances, afin que rien ne coince dans les lames de scie.
On visait ensuite, à l’aide d’un réglet, pour bien passer au milieu du cadre. Il arrivait qu’on ait à scier un arbre de quatorze mètres de longueur et on était dehors pour viser le milieu du cadre, devenu très petit en perspective. On poussait alors la charge, bien serrée entre les griffes du chariot, jusque sur le rouleau tournant à la base du châssis et entraînant l’arbre dans la scie. Puis on faisait descendre le rouleau supérieur pour bien le caler pendant le sciage. Cinq minutes plus tard, le deuxième chariot reprenait de l’autre côté la partie sciée dans ses griffes, et, quand tout était sorti, on pouvait ouvrir l’arbre en éventail. L’écartement des lames se faisant à l’aide de chapelons de différentes largeurs; on pouvait obtenir en même temps des planches, des poutres et des madriers. La grande scie multiple demandait une puissance de soixante-dix chevaux. Nous parlons ici au passé, mais la machine fonctionne toujours, et ce qui ravit particulièrement les visiteurs, lors des démonstrations de sciage, c’est l’enivrant parfum qui se dégage des planches fraîchement sciées.
Souvent, on sciait simplement, pendant quelques jours, les arbres en deux, et on redescendait ces deux parties dans l’étang, au moyen d’un autre tapis roulant appelé la descenderie ; elle est toujours visible. La semaine d’après, on ramenait le tout et on finissait le travail.
Quand les trois scies multiples avaient travaillé toute la journée, il y avait peut-être une cinquantaine de lames à rafraîchir pour le lendemain. Une équipe de nuit venait alors pour avoyer et affûter les fers. En 192O, on le faisait à la main. Le « tourne-à-gauche » servait à courber les dents, l’une à droite, l’autre à gauche, car si les dents sont parallèles, la scie reste coincée dans le bois ; il faut donc lui donner de la voie. Un gabarit rudimentaire permettait d’obtenir toujours le même angle, plus large pour les bois tendres (résineux), plus étroit pour les bois durs (arbres fruitiers et certains feuillus). Ensuite, il fallait affûter. On se servait d’une lime à trois côtés, le « tire-point », et on affûtait les deux côtés de chaque dent. Puis on prenait une lime à bords arrondis pour entrer dans les angles et les arrondir, car avec des angles trop aigus, les dents ont tendance à se casser. Ces ouvriers ne s’appelaient pas les affûteurs, mais les limeurs car ils se servaient d’une lime. Ils s’occupaient aussi des scies circulaires et des chaînes de tronçonneuses, avoyées une fois pour toutes, mais qu’il fallait réaffûter. Par la suite, évidemment, ce travail s’est mécanisé et nous avons, dans le sous-sol, un atelier où Ariel travaille avec des machines modernes.
Sortant de la scie multiple, les planches épousent encore la forme de l’arbre : pour avoir des planches à rives parallèles et dépourvues d’écorce, il faut alors les passer dans une autre machine : la déligneuse. Celle du grand-père, récupérée dans l’ancienne scierie, comporte une scie circulaire montée dans un grand plateau. A l’aide d’un guide, on passe d’abord un côté de la planche à déligner, puis on revient en arrière, on retourne la planche et on passe l’autre côté. L’opération dure une minute. Auguste Vincent avait acquis ensuite une déligneuse de marque Socolest, fabriquée à Strasbourg, faisant deux côtés à la fois et trente mètres à la minute. En 196O, renouvelant son parc de machines, il acheta une déligneuse électrique pouvant scier plusieurs traits en même temps et débiter quatre vingt mètres à la minute. Il y a encore, à gauche de l’entrée, une déligneuse ayant appartenu à la scierie de l’arrière grand-père : c’est sans doute la plus vieille machine abritée ici, et qui est classée. De cette ancienne scierie, on peut voir aussi des poulies en bois et des coussinets en bronze du haut-fer.
C’est l’occasion pour nous de rappeler aux visiteurs toutes les belles scieries à haut-fer des Vosges, monuments historiques, comme la scierie du Lançoir, de la Hallière, de Ranrupt, ces
dernières ayant eu un sort tragique, mais la Hallière, objet de tant de larmes, a été superbement
reconstruite et Ranrupt ne tardera sans doute pas à l’être également. Mentionnons aussi celle des frères Georges à Fraize, le haut-fer de Mandray et la scierie hydraulique de Ban-de-Laveline.
Un ami talentueux nous a offert une maquette de scierie à haut-fer où tout est en état de marche et où l’on peut voir dans le sous-sol, la transformation du mouvement rotatif de la roue à aubes en mouvement linéaire de la scie.
Les chutes, ou délignures tombant de la déligneuse, ont toute une histoire : ces rives étaient jetées dans la cave par les trappes du plancher, et rassemblées dans un chariot à montants. Un ouvrier les poussait sous une scie circulaire, à laquelle un autre ouvrier imprimait un mouvement de pendule pour tronçonner le paquet en fagots, à la longueur voulue. Ces paquets de tronçons étaient alors portés sur une fagoteuse, pris dans deux serroirs (le mot n’est pas dans le dictionnaire), et liés avec du fil de fer. La petite histoire disait qu’on les apportait au boulanger du village pour cuire son pain. En réalité, quand la scierie fonctionnait à plein rendement, les fagots était amenés à la gare d’en face ; on en remplissait un wagon et le tout partait à Strasbourg dans une papeterie pour faire du papier. Ceci, comme la scie à lattes à plâtre, ou les moulins à sciure de la cave, ou encore la scie-fendeuse automotrice nous permettait d’avoir de petits revenus annexes.
Cette scie-fendeuse placée à l’entrée de la scierie mérite qu’on s’y attarde. Elle a été construite dans les années 19O3 chez Pflüger & Steinert à Esslingen et fut exploitée par le grand-père Augustin Vincent. C’était l’époque des premières automobiles. Elle est automotrice et marche au benzol, un dérivé du charbon. Avec un cylindre et une bougie, elle fait quatre kilomètres à l’heure et environ deux chevaux. Elle comporte un embrayage, des freins à patins bloquant les roues arrières, une vitesse pour la plaine, une autre pour la montagne et une troisième pour le sciage. Une marche avant et une marche arrière permettaient d’aller dans les deux sens et de servir de tracteur à une autre machine, une batteuse par exemple. Trois hommes la desservaient : l’un qui passait les rondins de bois, l’autre qui sciait avec la scie à ruban, le troisième qui fendait. Ils allaient de maison en maison pour faire le petit bois des gens et pouvaient aussi monter jusqu’à Aubure, à neuf cents mètres d’altitude, où ils restaient une semaine durant, et logeaient chez l’habitant. Pendant la guerre, Auguste Vincent fit placer une cale en fer sur la fendeuse pour débiter le bois des gazogènes. Il s’en servit encore quelques années et l’abandonna ensuite. Ariel la retira des orties et la remit entièrement en état, son frère s’occupant à construire un bel abri tout autour. Il avait, lui-aussi, énormément travaillé dans cette scierie pendant quelques années.
Revenons maintenant à l’intérieur. Après le délignage, les planches passaient dans la raboteuse. Il nous reste la raboteuse moderne, électrique, qu’Ariel a achetée dans les années 199O. Mais les anciennes raboteuses ne sont plus ici. Nous en avons deux qui n’appartenaient pas à la scierie et que nous avons acquises par la suite : une raboteuse allemande de 1914, en bois, et une autre de toute beauté en fonte, construite au début du vingtième siècle à Auxerre par Guillet &Fils.
Une autre machine fait le plaisir des photographes : la scie de reprise. Elle a plusieurs noms : scie de reprise, scie à dosses, refendeuse, dédoubleuse, les rouleaux. Elle complète le travail de la scie multiple et effectue des découpes que celle-ci ne peut pas faire. Ses rouleaux sont verticaux ; l’avancement, plus régulier, se fait par chaîne. Elle est conçue pour faire des découpes spéciales. Nous en avons deux dont une, appartenant au grand-père, a été classée ; l’autre tout aussi ancienne, a été construite à Saint-Dié et nous l’avons récupérée dans les années 1995.
Parmi les scies circulaires, il faut s’arrêter devant la scie « twin », deux disques montés sur un long plateau. Elle était très puissante, et pouvait remplir un wagon SNCF par jour. Elle était destinée au bois de mines.
Une autre scie circulaire , servie par trois ouvriers, faisait des lattes à plâtre, ces lattes que l’on posait dans le temps aux murs et au plafond pour faire tenir le plâtre.
Toutes ces machines ont été classées au Patrimoine, ainsi que la récipieuse, qui est une scie pendulaire, très dangereuse ; elle préparait, en les coupant en bouts pour les mettre à la longueur et rafraîchir les extrémités, les planches devant passer dans la très vieille déligneuse de la première scierie, celle des années 185O, rue du Moulin à Ste Croix-aux-Mines. C’était le coupe-doigts de service.
Il y a aussi une scie circulaire qui nous a été laissée par le Génie américain à la fin de la guerre, lequel a occupé notre scierie pour y fabriquer les bois destinés aux ponts sur le Rhin. On peut y lire: « American sawmill machinery , Hacketstown, New-Jersey, U.S.A. ». L’oncle Sam nous a laissé aussi deux “poëles à frire”, détecteurs de mines, qui nous ont servi à repérer les éclats métalliques dans les arbres arrivant sur la scie, notamment les éclats d’obus de la guerre 14-18, et les crochets des lignes télégraphiques, parfois avec leurs bobèches en porcelaine, entièrement enfouis dans le bois. Nous montrons ce secteur aux visiteurs éberlués.
Dans cette partie de la scierie, nous avons également le coin du Sabotier et le coin du Tonnelier, rien que des vestiges et de très vieux outils qui nous ont été donnés par les veuves des derniers artisans de la vallée. On parle à cet endroit aussi, à l’aide de maquettes, de la fabrication du charbon de bois, de la façon de creuser les troncs avec une herminette et du boisage des mines.
Une collection de tronçonneuses fait également la joie des bricoleurs : une tronçonneuse Stihl de 192O, électrique, acquise dès le début par Auguste Vincent – et c’est l’occasion de montrer, juste à côté, une génératrice d’électricité qui était actionnée par l’arbre de transmission et la machine à vapeur ; il y en a une autre au sous-sol d’avant 19OO. Les enfants qui viennent visiter sont étonnés d’apprendre que la vapeur pouvait fabriquer de l’électricité ! Il y avait des lignes électriques sur le chantier et l’on alimentait la tronçonneuse électrique en se servant d’une perche greffée sur la ligne, et reliée à la machine, sans autre forme de procès. Le courant nous servait aussi pour l’éclairage, puisqu’on travaillait la nuit.
En face, on voit encore une autre tronçonneuse, une Dollmar à essence qui fait ses quarante sept kilos, et des petites tronçonneuses à un seul homme, des plus anciennes aux plus récentes. Il y a là aussi une écorceuse à essence, de 196O : on explique qu’il était important de pouvoir écorcer l’arbre déjà en forêt pour éviter la prolifération des insectes sous l’écorce. Cette opération se faisait manuellement, jadis, et c’était extrêmement difficile. On montre les pelloirs, cuillers plates dont on se servait.
Tous les outils du débardage et du voiturage sont exposés à l’entrée de la scierie, là où les ouvriers, en partant, les déposaient tous les soirs, et où ils sont restés quand ils sont partis pour la dernière fois : les crochets, dont les « crochets-éclair » de sécurité, les « sapi », les tournebilles, les crics, le mètre qui a la forme d’un A majuscule (…Augustin, Auguste, Ariel), et la bastringue servant à mesurer le diamètre des grumes. Longueur fois rayon au carré, fois 3,14 : on avait le volume. Ariel montre les vieilles machines à calculer et les tables utilisées par son père pour obtenir le prix des arbres à acheter.
Le mois prochain, nous descendrons à la cave, où il n’y a ni vin ni fromage, mais des choses bien plus précieuses pour nous : les embiellages imposants des machines, l’arbre de transmission, la fagoteuse, les moulins à sciure, une autre génératrice d’électricité, l’atelier d’affûtage avec les machines modernes mais aussi les avoyeuses et affûteuses du papa, ainsi que la forge et tous ses outils . Dans la cave on verra aussi une scie horizontale appelée « battante », une vieille perceuse à volant, le chariot du haut-fer de Wisches dont on peut voir le châssis et le fer au premier étage, différentes enclumes dont une enclume « cathédrale » de 18O1, des charrettes de grand-bois, une affûteuse du grand-père, un moteur Duvant à huile lourde de 1941, le système d’entraînement des chaînes allant dans l’étang et enfin, le plus important, les deux machines à vapeur dont la SACM de 1893 avec sa chaudière .
N’oubliez donc pas de retirer le N° 2O, de notre mensuel, en novembre prochain !
Danielle Vincent.
LA PHRASE DU MOIS :
« Une très belle usine, et l’un des très rares établissements en Alsace à avoir conservé son parc de machines. A ce titre, elle fait partie du cercle très fermé des ‘time capsules’ de la nomenclature TICCIH (The international Committee for the Conservatiion of Industrial Heritage), particulièrement prisées. Parmi ces machines, l’usine héberge dans son implantation d’origine la plus ancienne machine à vapeur conservée en Alsace. Le site émarge ainsi au tout premier rang parmi les objets du patrimoine industriel dans l’Est de la France »
Pierre Fluck, Diagnostic des sites du Patrimoine industriel du Vald’Argent – CRESAT, 2OO8.
Château d’Argent : transmettre le savoir.
Le mensuel paraît sur internet : www.museechateaudargent.com
La Voix dans le Désert, mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue De Lattre de Tassigny, 6816O Ste Marie-aux-Mines.
Impression et mise en page : ZAPA Informatique.
ISSN : 265O-7225. Dépôt légal : 4e trimestre 2O2O.
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