Musée du Chateau d'Argent

Mardi 6 novembre 2018

CHATEAU D’ARGENT
Cycle de conférences 2O18 – 2O19, par Danielle VINCENT
 
« LES GRANDES FIGURES DE LA RESISTANCE ALSACIENNE , 194O - 1945 . »
 
Conférences - Entretiens – Débats
 
Au Château d’Argent, le premier mardi du mois .
 
Entrée libre
 
Musée Château d'Argent
Ariel et Danielle Vincent

215, rue Clemenceau, Villa ALICE

68160 Sainte Marie aux Mines 

Alsace - FRANCE

 

Tel. 06 47 14 67 88

     03 89 58 78 18

 

Visite guidée tous les jours

14h à 16h

 
Les conférences paraissent sur internet : www.museechateaudargent.com

«  Château d’Argent : Transmettre le savoir . » 

 

Mardi 6 novembre 2O18 : Laure Diebold-Mutschler. 
 
Le 25 juillet 194O, un mois et trois jours après la signature de l’armistice entre Pétain et l’Allemagne, Hitler annexe au troisième Reich les départements de la Moselle, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin. A ses yeux, ce n’était pas un abus de pouvoir : comme il l’explique dans Mein Kampf, après avoir longuement étudié le sujet , le traité de Versailles du 28 juin 1919, parce qu’il avait annulé les clauses du traité de paix de Brest-Litowsk, conclu le 3 mars 1918 entre la Russie et l’Allemagne, devait être considéré comme illégitime. Le traité russe avait favorisé l’Allemagne en lui cédant une partie de la Pologne , et en promettant de lui verser une indemnité de quatre vingt quatorze tonnes d’or.
Le traité de Versailles supprima ces nouvelles frontières, privant l’Allemagne de l’accès à la Mer Baltique ; il détourna aussi, au profit des pays de l’Entente, l’or promis par la Russie. Pour Hitler (peut-on lui en faire grief alors que, vingt ans plus tard, de Gaulle s’est lui-aussi insurgé contre l’ordre établi et a contesté la légitimité d’un autre armistice ? ), malgré la trêve signée le 11 novembre 1918 à Rethondes, la guerre n’était pas finie ; elle se poursuivait avec les puissances occidentales, et le statut de l’Alsace-Lorraine restait tel qu’il avait été défini par le traité de Francfort, le 1O mai 1871. Cela d’autant plus qu’aucune consultation populaire n’avait été organisée après 1918 pour savoir à quel pays les Alsaciens voulaient désormais appartenir.
L’Alsace qui, par la loi de Bismarck du 9 juin 1871, était devenue « terre d’Empire », sans être considérée comme membre à part entière de la Confédération germanique, cette fois-ci, le 25 juillet 194O, devenait partie intégrante du Reich. L’idée de l’ « annexion » doit être comprise dans ce sens.
Pour Hitler, il ne s’agissait pas de voler illégalement une province, mais de confirmer et de perfectionner son statut ancien. Deux ans après seulement, le 23 août 1942, paraissait un décret accordant la nationalité allemande aux habitants de l’Alsace, de la Lorraine et du Luxembourg. Etaient considérées comme Allemandes, les personnes dont les deux grands­parents étaient Allemands, nés en Alsace ou dans d’autres régions de l’Empire.
 
Ainsi, dans le contexte de ce raisonnement, l’intégration obligatoire des Alsaciens au Reichsarbeitsdienst, par décret du 8 mai 1941, et celle des Alsaciens dans la Wehrmacht, par décret du 25 août 1942, concernant donc des jeunes gens de race allemande, devenaient on ne peut plus normales, et ne pouvaient être considérées comme une violation des Conventions de La Haye qui, le 18 octobre 19O7, interdisaient « à un belligérant de forcer les nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations de guerre dirigées contre leur pays » (article 3, paragraphe 2).
 
Nous essayons de montrer que les causes de la deuxième guerre mondiale remontent très loin, et qu’il ne peut y avoir que des malentendus quand on n’en tient pas compte. Même dans une étude sur la Résistance, l’historien se doit d’être objectif et impartial, car près d’un siècle après la montée du Nazisme, trop de réactions passionnelles, épidermiques et conditionnées président encore à l’interprétation des événements. Il est temps, à présent, que cette histoire soit analysée sans parti pris. Mais comme le note judicieusement Anne-Marie Wimmer, dans un de ses ouvrages sur Laure Diebold : « Est-il possible d’écrire l’Histoire ?  (Code Mado p.249)
 
Laure Mutschler, de parents originaires de Nordhouse, nés respectivement en 1874 et 1878, pouvait être considérée comme Allemande. Ses grands-parents étaient nés tous deux à Hindisheim, sous le roi Louis-Philippe, alors que l’Alsace était française. Cependant, en Alsace, la nationalité des grands-parents n’était censée déterminer celle des petits-enfants qu’à partir du décret allemand du 23 août 1942.
 
Née le 1O janvier 1915, à Erstein, dans une famille catholique, elle a dû être baptisée dans la paroisse de cette ville. Par contre, elle a dû faire la première communion et sa communion solennelle à Ste Marie-aux-Mines où elle habitait depuis l’âge de cinq ans.
Nous essayerons, dans cette étude, de relever les points restés encore obscurs de sa biographie et les pistes qu’il serait encore possible d’exploiter. Les archives des paroisses d’Erstein et de Ste Marie-aux-Mines, ou celles de l’évêché, doivent garder les traces de ces engagements religieux. Mais il est possible que, le 31 janvier 1942, Laure Mutschler s’en soit tenue à un mariage civil à Lyon, avec Eugène Diebold, d’autant plus que celui-ci était de confession protestante. Là aussi, il serait intéressant d’interroger les registres de la ville de Lyon, de l’évêché et de la paroisse protestante de son lieu d’habitation lyonnais. Car il ne serait pas impossible non plus, qu’elle ait adopté alors la religion de son fiancé, ce qui expliquerait pourquoi elle a été inhumée dans la tombe de sa belle-famille du côté protestant du cimetière Saint-Guillaume.
 
Autre question, alors : où sont enterrés les parents de Laure ? Florent Mutschler était décédé le 27 décembre 1954 à Etueffont, dans le Territoire de Belfort, donc onze ans avant sa fille Laurentine. La maman, Philomène née Blanché, les avait quittés déjà en 1942, la date exacte est aussi à définir, et devrait être enterrée à Ste Marie-aux-Mines, certainement du côté catholique.
 
La petite Laurentine a grandi entre l’atelier d’ébénisterie de son père, qu’elle devait fréquenter souvent, probablement en compagnie de son frère René, de cinq ans son aîné. et l’auberge que tenait sa mère au Tonneau d’Or, à Erstein.
Sans doute a-t-elle été à l’école maternelle d’Erstein, redevenue française trois ans après sa naissance.
En 192O, la famille déménage à Ste Marie-aux-Mines. La photo familiale publiée par Anne-Marie Wimmer (Code Mado, p.1O7) , laisse supposer que ce déménagement a été précipité à la suite d’un gros problème familial, peut-être un problème de couple. Le séduisant Forent avait-il eu, à Erstein, une relation qui le faisait chanter, nuisait à la réputation de cette famille très catholique, et avec laquelle il fallait prendre de la distance ? Sur la photo, la maman a l’air abattue, revenue de tout, et Laure a un air effrayé..
 
A Ste Marie-aux-Mines, de 192O à son adolescence dans les années 193O, Laure a, peut-être, fréquenté l’Ecole des Filles, à côté de la mairie, aujourd’hui démolie, ou plus vraisemblablement l’Ecole des Sœurs. Est-elle partie à Sélestat pour ses études secondaires et commerciales ? Où a-t-elle obtenu ses diplômes de sténodactylo ?
Dès 1934, à dix-neuf ans, on sait qu’elle travaillait comme sténodactylo à Ste Marie-aux-Mines, aux Etablissements Baumgartner. Mais un an après, elle part à Saint-Louis comme secrétaire bilingue aux usines Elastic. Elle savait l’allemand et l’avait appris toute enfant ; l’alsacien aussi, sans aucun doute, car c’était le dialecte que l’on parlait dans toutes les familles de la région.
Beaucoup d’instabilité préside à ces années d’avant-guerre. Nous retrouvons Laure dans une usine à Ste Marie-aux-Mines, puis, avec sa mère (une simple virée peut-être) à Masevaux pour Noël 1938. Alors que la France entre en guerre, le 3 septembre 1939, voici Laure à Saint-Dié, toujours dans le secrétariat.
Sans doute rejoint-elle le domicile de ses parents ensuite, au numéro 46 de la rue Jean-Jaurès.
Elle a vingt quatre ans.
 
Le jeune secrétaire de mairie de Ste Marie-aux-Mines , en avait alors vingt sept. Ils travaillent dans la même branche et se fréquentent forcément. Difficile relation, à cette époque, entre deux jeunes gens de confessions différentes, car il est protestant. Dans une petite ville où l’un surveille l’autre, où tout se sait et se colporte, on imagine Laure montant le chemin de la Croix de mission où habitaient Eugène Diebold et sa maman Jeanne, blanchisseuse de son métier, pour apporter ou chercher quelque dossier, le cœur battant, pas seulement de la montée, pas seulement de joie, mais surtout d’appréhension.
Il est entraîné, comme tant d’autres dans cette vallée, tant de restaurateurs, de commerçants, d’agents administratifs, de paysans de montagne et d’industriels, dans une mouvance nouvelle, un devoir de conscience : qui étaient donc ces prisonniers qui s’évadaient de partout ? Des soldats français, polonais, tchèques, des juifs aussi, dispersés dans plusieurs camps du Reich.
 
Il y avait, en France, en Allemagne, en Autriche, en Tchécoslovaquie, aux Pays-Bas, en Pologne et jusqu’en Russie, d’innombrables camps divers : des camps de transit (Durchganslager ou Dulag), des camps de prisonniers dans les territoires français occupés (Frontstalag), des camps d’internement pour civils (Internierungslager ou Ilag), des camps destinés aux aviateurs (Luftlager), aux marins (Marinelager lou Marlag), aux marins des marines marchandes (Marine-Internierten Lager ou Milag), aux officiers (Offizierslager ou Oflag), aux soldats et sous-officiers (Stammlager ou Stalag).
Tous ces camps étaient répartis en vingt districts militaires. Ils pouvaient prendre la forme de baraquements, de châteaux, de forteresses ou d’anciens monastères,
Ainsi, le général Giraud s’était évadé de la forteresse de Koenigstein, sur l’Elbe, le 17 avril 1942, évasion qui avait été facilitée par la résistante Hélène Studler , sœur de la Charité à Metz. Cette Hélène avait aussi été impliquée dans l’évasion de François Mitterrand du Stalag IX-A près de Schwalmstadt, en novembre 1941, et du communiste Boris Holban, d’origine juive, fondateur du réseau des FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans - Main d’œuvre Immigrée), évadé de la forteresse de Metz en mars 1942. Nous trouvons sur internet que, sur les 1.845.OOO militaires français capturés, en mai-juin 194O, 25O.OOO parvinrent à s’échapper.
 
A ces prisonniers évadés, s’ajoutaient des jeunes gens qui refusaient le service obligatoire du travail, décrété le 8 mai 1941, ainsi que, un an plus tard, l’enrôlement de force dans l’armée allemande (décret du 25 août 1942).
 
La vallée avait été occupée par les Allemands dès le 19 juin 194O.
Un mois plus tard, commencèrent les expulsions : familles juives, personnes suspectées de francophilie, handicapés moteurs et mentaux. Près de cinq cent personnes au total.
Les postes administratifs furent occupés d’office par des personnes favorables à l’occupant : Hermann Prestel fut placé à la mairie de Ste Marie-aux-Mines , et Franz Hildebrand lui succéda de juin 1942 à novembre 1944.
La S.A. (Sturmabteilung) occupait une grande villa de la rue Wilson et des groupes de collabos s’étaient constitués.
 
La révolte contre le déshonneur, mais aussi la sollicitude de la population envers la détresse des évadés, se traduisit par la formation de groupes de sabotage et de filières d’évasion. On cherche spontanément à aider son prochain : c’est dans la nature humaine. Alors on ne réfléchit pas longtemps, on est vite en contact avec celui qui accepte d’héberger, de donner à manger, de conduire par les sentiers de montagne celui que l’on trouve au matin dormant dans la paille de la grange ou de l’écurie.
 
Des réseaux s’étaient formés depuis Rombach- le -Franc jusque dans les fermes, sur les hauteurs de Ste Marie-aux-Mines. Les passages menant au col et à la frontière des Vosges étaient nombreux, pour ne citer que le Rauenthal, Echery, la Chaume de Lusse, le Petit et le Grand Rombach, la Hingrie, le col de Fouchy.
Le clergé catholique et protestant de la vallée était partie prenante, et le curé Henna, l’abbé Didierjean, ainsi que le pasteur Wagner cachaient les fugitifs dans le clocher de l’église et au presbytère. Il ne faut pas oublier, à Lièpvre , Auguste Hinzinger, qui monta une importante filière de passeurs, et réussit à subtiliser à un agent de la Gestapo la liste d’un groupe de personnes en passe d’être arrêtées, leur permettant ainsi de s’échapper à temps. Il agissait en liaison avec Louis et Lucie Balland, les restaurateurs de « L’Arbre Vert » ; avec ceux du « Tonneau d’Or », Raymond et Irma Baradel ; et avec les époux Joseph Guerre du « Café de la Paix » à Rombach-le-Franc.
 
Mon cousin, René Fischer, qui s’était évadé de Russie et avait profité du bombardement de Strasbourg en 1944 pour disparaître dans diverses granges de notre vallée, jusqu’à la Libération, nous avait souvent parlé d’un passeur de la famille : Aloyse Payer d’ Echery. Il était bûcheron et connaissait tous les sentiers. Il était accompagné par son frère Alphonse. Impossible que Laure et Eugène ne les aient pas connus. Ils passaient des prisonniers français évadés d’Allemagne, ou des jeunes qui ne voulaient pas se soumettre au service militaire ou au travail obligatoire. Un personnage s’était un jour, incognito, adjoint au groupe qui marchait dans la forêt. C’était un agent de la Gestapo, un Alsacien. Les deux frères furent évidemment arrêtés et déportés. Le premier a eu la chance de pouvoir revenir. Le second, alors qu’il ramassait de la nourriture pendant un bombardement du camp, a été descendu à bout portant par un surveillant.
 
Laure et Eugène Diebold avaient déjà quitté la ville, en 1943, lorsque des déportés de Slovaquie furent placés, par les autorités allemandes, comme ouvriers dans le tunnel de Ste Marie-aux-Mines, où avait été installée une usine de fabrication de pièces destinées aux fusées V1 et aux moteurs d’avion. Quand ils rentraient, le soir, en colonne le long des rues, les habitants se faufilaient dans leurs rangs, ni vu ni connu, pour leur mettre un peu de nourriture dans les mains. Il y en a qui ont certainement cherché à s’évader. Là encore, il y aurait eu, pour les deux amis, de quoi s’investir.
 
Un autre personnage, André Aalberg, né en 1913, de deux ans plus âgé que Laure, et secrétaire lui-aussi dans une usine textile de la ville, se distingue parmi les grands résistants de la vallée, bien qu’il n’y résidât que jusqu’à la veille de la guerre. Son activité se développa dans les Corps francs et dans les colonies, puis au sein du réseau Mithridate . Il mourut martyr le 15 octobre 1943, à Clermont-Ferrand et fut nommé Compagnon de la Libération le 7 juillet 1945. Nous lui consacrerons – priorité aux dames - notre prochaine conférence.
 
Laure Mutschler avait été entraînée dans la mouvance des réseaux, probablement par le curé de sa paroisse, mais aussi par le jeune homme qu’elle fréquentait.
Deux familles sympathisant avec l’occupant logeaient au premier étage de la maison où elle habitait avec ses parents. Il nous semble presque impossible que Laure ait pu faire monter l’un ou l’autre évadé au deuxième étage, alors qu’ils risquaient de rencontrer sur le palier du dessous des curieux et des dénonciateurs. Nous verrions plutôt Laure comme agent de liaison, occupée à placer, à assurer l’intendance, à mettre en relation tel ou tel prisonnier en cavale avec les nombreux amis et passeurs de son entourage, mettant à profit les facilités que lui conféraient sa connaissance de l’allemand et son poste de secrétaire. Parmi ses amis, les études d’Anne-Marie Wimmer permettent de reconnaître Robert Hotz, le futur ambulancier Strebler, le cafétier Armand Guarisco, André Floderer, Raymond Horb, son ami pour toujours… Avait-elle connu celui dont on parle si peu, Edmond Ancel « Monmon », de la rue des Cerisiers, dénoncé par un compatriote et déporté dans une succession de camps allemands ? Il avait en commun avec Laure le goût du silence. De très rares confidences nous ont permis de connaître quelques-unes des tortures qu’il avait subies : ongles arrachés, privation de sommeil, projecteurs dans les yeux jour et nuit…La plupart des déportés n’ont pas voulu parler : on était au-delà des mots.
 
On dénonçait par jalousie : bien des jeunes filles avaient sans doute des vues sur le jeune secrétaire de mairie ; par vengeance ; pour complaire à l’occupant et obtenir des avantages ; pour se disculper soi-même. C’est ainsi que Laure et Eugène ont été dénoncés.
Les proches familles risquaient l’arrestation et la déportation tout aussi bien .
 
Pour sauver sa peau, celle de ses parents, celle des amis du réseau, Eugène s’enfuit au mois d’octobre 1941 et réussit à gagner Lyon. Il prépare la fuite de Laure, car ils veulent se marier.
Elle choisit une nuit de fête, où l’on peut facilement descendre dans la rue avec de joyeux compagnons, et s’esquiver sans que personne ne le remarque : cette nuit de Noêl à St Etienne où personne n’est sur les grandes routes, et encore moins dans les montagnes. Elle pense à tous ces évadés qui ont pris le même chemin qu’elle, et ressent alors moins le froid et la solitude des forêts. C’est long, jusqu’au col de Ste Marie et ça monte par les sentiers bien cinq kilomètres durant. Dans toute la biographie de Laure, un thème revient sans cesse : son
courage et son endurance. Mais ce n’est pas seulement la peur d’une arrestation qui la fait marcher ainsi : c’est son amour. Elle sait qu’elle va maintenant rejoindre celui qu’elle aime . Elle arrive ainsi à la frontière, au sommet du col. Et elle redescend. Wisembach est à quelques kilomètres. Là, une voiture arrive derrière elle et s’arrête. Ce ne sont pas les douaniers. Ce sont des amis : un transporteur de la Sotrapo et Robert Hotz. Ils la dispensent de gagner St Dié à pied, une quinzaine de kilomètres encore. La chance : encore un facteur qui a souvent joué dans la vie de Laure, et souvent au plus profond de l’épreuve.
 
Ils la déposent, au petit matin, à la Taverne alsacienne, près de la gare de St Dié et témoigneront plus tard qu’elle a voyagé en compagnie de deux autres Ste-mariens, sans doute rencontrés à la taverne, au petit-déjeuner, et de treize évadés polonais.
 
A Lyon, elle retrouve enfin Eugène. Une photo les montre assis tout près l’un de l’autre, sur un banc, dans un parc. Il porte un mouchoir blanc en pochette, comme sur la photo du repas de mariage. Elle est en tailleur sombre, élégante et a un sourire radieux plein de promesses. Cela se passe sans doute au cours de l’après-midi avant le mariage civil, en ce 31 janvier 1942 où, à Lyon, il fait très beau. Le soir ou le lendemain, pour la probable cérémonie religieuse au temple, et pour le repas, elle a mis une robe blanche. Nous parlons de probable cérémonie religieuse, étant donné l’époque, et l’attachement, probable lui-aussi, d’Eugène à sa religion.
 
Ces deux là s’aimaient beaucoup. Cela se voit sur les photos. Par moment, elle estt énervée, ou contrariée, comme sur la prise de vue qu’Anne-Marie Wimmer publie à la page 149 de Code Mado, mais on voit que lui l’aime énormément. C’était leur dernière photo avant la grande séparation et les camps. Elle les sent venir, peut-être. Après, il n’a plus été le même, et elle non plus. Ils étaient tous deux brisés physiquement et moralement . Ils avaient sondé toute la noirceur de l’âme humaine. On ne peut pas reprocher à son mari d’avoir été instable, après, dans sa vie professionnelle, de n’avoir plus su gérer son existence, de s’être accroché à elle comme à une bouée de sauvetage, ce dont elle se plaignait dans ses lettres, ni d’être devenu dépendant de l’alcool. Les mécanismes se détraquent dans les camps de la mort, et ceux qui en reviennent n’ont en partage qu’un pauvre restant de vie.
 
Dès 194O, dans les cafés de Lyon, quelques personnes se rejoignent dans le but de poursuivre la lutte . Des groupuscules se forment, dont les réfugiés viennent grossir les rangs. C’est ainsi que vont s’implanter à Lyon les mouvements les plus importants de la résistance :
- Combat, avec Bertie Albrecht et Henri Freney, lui-même issu en novembre 1941 de la fusion de Liberté (fondé par François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen) et Libération Nationale ;
- Francs-tireurs, issu du Parti communiste en juin 1941, avec Charles Tillion, Jean-Pierre Lévy et d’autres, auquel il faut adjoindre Front National créé dès mai 1941, avec Frédéric Joliot-Curie et Georges Bidault ;
- Libération-Sud, créé dès l’automne 194O, à Clermont-Ferrand par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Jean Cavaillès, Lucie Samuel qui deviendra Lucie Aubrac, et Georges Zérapha.
Le 26 janvier 1943, ces trois grands réseaux fusionneront pour créer le M.U.R. : Mouvements Unis de la Résistance.
 
A Lyon, citons encore Témoignage chrétien paraissant dés novembre 1941, à l’initiative d’un groupe de Jésuites et de laïcs entourant le père Pierre Chaillet .
 
Là aussi va rayonner un réseau de renseignements militaires franco-britannique, Mithridate.
 
Créé en juin 194O par un ingénieur civil des Mines, Jean-Pierre Herbinger, sur la demande du service de renseignements britannique, il devait fournir des indications secrètes à l’armée en vue des opérations militaires. Il portait le nom de ce roi d’Asie mineure, supposé invincible, qui avait combattu les Romains pendant une trentaine d’années, de 9O à 63 avant notre ère : Mithridate VII Eupator le Grand. Trahi par son fils, il préféra se faire tuer par un esclave plutôt que de capituler lors d’une campagne contre l’Italie.
Le réseau Mithridate comptait près de deux mille agents répartis non seulement en France mais aussi en Belgique et dans le nord de l’Italie. En janvier 1942, il fut rattaché au Bureau central de renseignements et d’action (B.C.R.A.) Parmi ses agents, on en dénombra 127, morts pour la France, et 2O8 déportés revenus des camps. Quatre ont été faits Compagnons de la Libération : André Aalberg, Laure Diebold, Jean-Pierre Herbinger et le chef de bataillon François Binoche.
 
Laure Diebold adhère au réseau Mithridate au mois de mai 1942. Jusque là, elle avait trouvé une insertion comme secrétaire au Bureau des Réfugiés d’Alsace-Lorraine. Elle envoyait notamment des réfugiés venant de Ste Marie-aux-Mines, au Foyer du jeune Homme à Villeurbanne.
Au réseau Mithridate, elle est agent de liaison et adresse des renseignements codés à Londres.
Elle est arrêtée une première fois avec son mari le 18 juillet 1942, mais ils sont relâchés la semaine d’après, faute de preuves.
 
Le 11 novembre 1942, les Allemands occupent la zone libre.
 
Recommence alors une vie faite d’instabilité et de déménagements successifs : le couple fuit à Aix-les-Bains. Laure, comme tous les résistants, choisit un pseudonyme : ce sera Mona.
 
Dès février 1943, le général de Gaulle cherchant à unifier les nombreux mouvements de résistance , charge de cette mission le chef de la résistance intérieure, Jean Moulin.
La tâche n’est pas facile : des luttes d’influence opposent différents partis, par exemple Henri Frenay et le général Delestraint, chef de l’Armée secrète ; en outre, la plupart des réseaux revendiquent leur indépendance par rapport à Londres.
Laure et Eugène Diebold devaient avoir pas mal de contacts avec Henri Frenay qui avait été nommé par de Gaulle commissaire aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés, au sein du Comité français de la Libération nationale , ou C.F.L.N.
 
De seize ans son aîné, Jean Moulin, né à Béziers le 2O juin 1899, avait retenu le nom de Laure Diebold pour devenir secrétaire de la délégation en zone sud. Il avait créé le Conseil National de la Résistance le 27 mai 1943 à Paris. A peine un mois plus tard, le 21 juin 1943, il est arrêté à Caluire.
Laure Diebold a peut-être rencontré la sœur de Jean Moulin, prénommée Laure, elle-aussi, mais plus âgée qu’elle de vingt deux ans : en 1943, Laure Moulin a cinquante ans, Jean quarante quatre et Laure Diebold vingt huit ans.
Sous-préfet en Savoie, en octobre 1925 à vingt six ans, ayant surtout bénéficié du piston paternel, mal marié et divorcé, il rencontre là-bas le député socialiste Pierre Cot, dont il adopte les idées. Jean devient le collaborateur de Pierre Cot, nommé au ministère de l’Air sous le Front populaire . Il en profite pour envoyer secrètement des avions aux révolutionnaires nationalistes espagnols du général Franco. Parallèlement, peintre dans l’âme, il reste très attiré par les milieux artistiques, s’amourache d’une femme- peintre Antoinette Sachs, qui pourtant refuse ses propositions de mariage.
Il est nommé préfet d’Eure-et-Loire en janvier 1939. Le 17 juin, le département est occupé. Les Allemands avaient assassiné des femmes et des enfants, mais pour se disculper, avaient accusé de ces crimes des tirailleurs sénégalais. Ils avaient demandé au préfet de ratifier leur version. Jean Moulin refusa. Arrêté, craignant l’interrogatoire, il s’entaille la carotide pour ne pas parler.
On le sauve de justesse et il est mis en disponibilité. Il met à profit cette trêve pour s’informer sur le naissant mouvement de résistance en France et à Londres. Il entre en contact avec Henri Frenay, le fondateur de Combat, puis se rend en Angleterre pour rencontrer de Gaulle.
Le général charge Jean Moulin, qui prend le pseudonyme de Max, de représenter et d’unifier les différents réseaux de résistance en France.
Le 27 mai 1943, une première tentative a lieu dans le sixième arrondissement de Paris entre les représentants de huit grands réseaux. Moulin réussit à convaincre même les plus indépendants, de reconnaître de Gaulle comme seul chef de la Résistance française. C’est ainsi qu’est créé le Conseil national de la Résistance.
Cependant, le 9 juin, le général Delestraint, patron de l’Armée secrète, est arrêté. Pour lui trouver un successeur, une réunion est prévue à Caluire-et­- Cuire, dans l’arrondissement de Lyon, le 21 juin 1943. Y a-t-il eu une indiscrétion ou, pire, une trahison ? Au cours de la réunion, la police allemande, menée par Klaus Barbie, fait irruption dans la maison. Klaus Barbie avait arrêté, une semaine plus tôt, un collaborateur de Jean Moulin qui aurait dû être présent à la réunion: René Hardy. Avait-il parlé spontanément, ou l’avait-on fait parler ?
Moulin est arrêté avec sept autres compagnons, dont Raymond Aubrac. On le transfère à Paris puis à Neuilly. On pense qu’une telle source de renseignements jaillira forcément sous la torture. Mais il ne parle pas. Il est transféré, mourant, vers Berlin. C’est probablement en arrivant en gare de Metz, le 8 juillet 1943, qu’il est mort. C’est là que son acte de décès a été établi, avec, cyniquement, comme cause de sa mort, la mention : « arrêt cardiaque ».
Les cendres de Jean Moulin ont été transférées au Panthéon, portées par le verbe d’André Malraux, le 19 décembre 1964.
 
Laure Diebold avait été remarquée par un des secrétaires de Jean Moulin : Daniel Cordier. Il la fait entrer à la délégation de la zone sud en septembre 1942 où il travaille lui-même, avec encore Hugues Limonti, Georges Archimbaud, Jean-Louis Théobald, et Suzanne Olivier.
Afin d’implanter la délégation en zone nord, ils se rendent à Paris fin mars 1943. La délégation générale à Paris sera représentée par Claude Bouchinet-Serreules et Jacques Bingen. Au Bureau Central de Renseignement et d’Action de Londres, appelé d’abord Deuxième Bureau, puis Service des Renseignements, Laure est immatriculée sous le nom de Mado. Elle est chargée de mission de 2e classe, et assimilée au grade de lieutenant. Son travail consiste à déchiffrer des messages et à les coder pour les transmettre à Londres.
Jean Moulin meurt le 8 juillet 1943. Ce séisme n’empêche pas l’équipe de poursuivre la grande mission. Laure habite avec son mari à Fontenay-aux-Roses, et amène la plupart du temps ses dossiers à la maison où elle continue à travailler jusque tard dans la nuit.
 
Que s’est-il passé le 24 septembre 1943 ? Laure et Eugène se trouvent rue de Grenelle , des dossiers plein les bras. Si Jean Moulin n’a pas parlé, d’autres l’ont fait, qui connaissaient Mado. Le couple est arrêté par la Gestapo. Auparavant, le siège de la délégation générale a été perquisitionné à Paris. Le quartier général de la Gestapo parisienne se trouvait 93 rue Lauriston, dans le seizième. Il était dirigé par Henri Lafont et Pierre Bony. Nous citons cet extrait éloquent de « Suivez le guide de la Gestapo à Paris », sur internet :
« Racket, marché noir, prostitution, la bande de Bony et Lafont rend des services au Tout-Paris, traque les juifs et les résistants. Ainsi, à cette adresse, lieu de triste mémoire, siège l’officine où des Français torturent et exécutent d’autres Français. Au 18O, rue de la Pompe, existe également un lieu de torture du même genre ».
Petite Laurette, qu’est-tu venue faire dans cette galère ?
 
Dans le cadre d’une rafle d’envergure, où, après la mort de Jean Moulin, plusieurs réseaux de résistance sont démantelés, Laure et son mari sont arrêtés. Ils sont transférés séparément à la prison de Fresnes, spécialisée sous l’occupation dans les arrestations, tortures et exécutions de résistants. Les Diebold constituaient une prise de choix pour les Allemands : ils savaient tout. Ni l’un ni l’autre cependant ne parlera sous la torture . Certains résistants avaient été « descendus » par leurs compatriotes, quand on doutait de leur capacité à pouvoir se taire. On a encore devant les yeux la scène de L’Armée des Ombres, où Simone Signoret tombe sous les balles des amis qu’elle vient de reconnaître dans la voiture ralentissant à sa hauteur, le long du trottoir. L’enjeu était sa propre fille : on ne recule devant rien pour sauver son enfant. Qu’aurait fait Max, qu’aurait fait Mado, s’ils avaient eu des enfants, et que les Allemands avaient joué cette carte-là ?
 
Laure reste quatre mois à Fresnes. Ses tortionnaires, sachant qu’ils ne peuvent rien en tirer, l’expédient, le 17 janvier 1944, à la prison de Sarrebruck. Dix jours après la voilà en prison à Strasbourg. Puis à Schirmeck, et à Gaggenau ; à Schirmeck de nouveau ; à Mulhouse ; et maintenant à Berlin. De là  à Ravensbrück.
Non, on ne connaît pas. C’était un camp de concentration pour femmes, situé au nord de Berlin, dans la région du Brandebourg. Il avait été aménagé en mai 1939, le camp de Lichtenberg, en Saxe, aussi réservé aux femmes, étant devenu trop petit. Cent cinquante mille femmes et enfants y furent détenus jusqu’en avril 1945, date de sa fermeture. Plus de la moitié y sont morts. Des hommes étaient également internés, dès avril 1941, dans un camp annexe. On y dénombrait principalement des Tziganes, venant du camp rom d’Auschwitz, et des Juifs après la fermeture du ghetto de Varsovie : la lettre de Heinrich Himmler ordonnant à son représentant en Pologne Friedrich-Wilhelm Krüger de détruire complètement le ghetto est datée du 16 février 1943.
Chaque catégorie de détenues portait un triangle de couleur différente : jaune pour les Juives, rouge pour les prisonnières politiques (83,54 %), vert pour les criminelles de droit commun (2 % environ), violet pour les Témoins de Jéhovah (1,11 %), noir pour les Tsiganes (5,4 %), et les prostituées ( O,78 %). Les détenues juives furent rapatriées à Auschwitz en Pologne, dès octobre 1942, car Himmler avait décidé que les camps allemands eux-aussi devaient être « purifiés » de Juifs. On pouvait dénombrer dans le camp près de 25% de Polonaises, 2O % d’Allemandes, 15% de Juives, et autant de Russes, 7,3 % de Françaises, 5,4 % de Tziganes, et 12,4% d’autres origines.
 
Laure portait donc le triangle rouge, avait le crâne rasé, ce que l’on faisait sauf aux Allemandes dès l’arrivée dans le camp, et pouvait être en contact avec un groupe de Françaises. Connaissant son altruisme, on peut imaginer qu’elle essayait d’aider et de soulager à droite et à gauche, se joignant peut-être même à l’équipe clandestine de scoutes polonaises, qui s’était constituée dans le camp pour apporter de la nourriture et des soins aux plus nécessiteuses.
 
Le travail épuisant est le lot quotidien de ces prisonnières. Elles sont battues quand elles faiblissent, et exécutées par balle ou par injection létale à l’infirmerie, quand elles sont inaptes au travail.
Dès l’été 1942, commencent les expériences médicales sur 86 détenues dont 74 Polonaises :
injections de sulfamides, ou encore transplantations, dans le but de soigner les blessés de guerre. Stérilisations également, visant surtout les femmes tziganes. Certaines en meurent ; d’autres, qui ne guérissent pas, sont exécutées. Celles qui s’en sortent en gardent des séquelles à vie. Des enfants étaient nés là-bas. Les médecins nazis leur enfonçaient les doigts dans les yeux, au sortir du ventre de leur mère.
Laure, et Eugène, de son côté, ont-ils subi des expériences médicales? Ils n’en ont rien dit ; peut-être que leurs épreuves étaient au-delà des mots.
 
A partir de 1943, un crématoire est construit près du camp. L’afflux de prisonniers donne l’idée de construire, dès l’automne 1944, une chambre à gaz. Les détenues sont employées à ce boulot. Le 25 avril 1945, peu avant la libération du camp, celles qui s’occupent de la chambre à gaz et du crematorium sont exécutées par empoisonnement.
 
On ne connaît pas la date à laquelle Laure fut transférée en Thuringue, à Meuselwitz, qui était une annexe de Buchenwald . On sait qu’elle arriva à Taucha, autre satellite de Buchenwald, le 6 octobre 1944.
Les baraquements de bois de Buchenwald ont été construits déjà en été 1937. Jusqu’en 1945, on dénombre 266.OOO personnes enregistrées dans le camp, et 56.OOO décès, statistiques que l’on pense fiables. Le camp de Buchenwald était un camp d’hommes. Des usines, comme Siemens, étaient installées à l’intérieur du camp. Cependant de nombreuses femmes furent envoyées en provenance de Ravensbruck , d’Auschwitz ou de Bergen-Belsen dans des kommandos de travail dépendant de Buchenwald , comme Allendorf, Altenburg, Markkleberg près de Leipzig, ou encore Aschersleben et le cauchemar : Dora.
Ces femmes travaillaient dans des usines d’explosifs et de produits chimiques dangereux, des usines d’armement (Hugo Schneider), et de fabrication d’avions (Junkers).
Tout ce que nous avons pu dire des conditions de vie et des traitements inhumains de Ravensbruck, se retrouve à Buchenwald et dans ses annexes. Sur une photo du camp, on peut voir une énorme potence dressée au milieu de la cour, et un groupe d’hommes regardant un supplicié. Certains se détourent, d’autres s’approchent du fond de la cour.
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Cependant il n’y avait pas que le travail d’usine, mais aussi l’administration. Une secrétaire du renom de Laure Diebold, aurait pu être employée déjà à Ravensbruck, dans l’un des services administratifs du camp : recensement, comptabilité, travail d’interprète et de traduction, courrier. Egalement dans les bureaux des usines extérieures. C’est ce qui nous semble le plus probable, les Allemands ayant alors besoin de tous les talents disponibles. Dans ce cas, ils n’avaient aucun intérêt à maltraiter physiquement ces employés bénévoles. La chance de Laure l’a peut-être servie là-aussi.
 
A la fin de 1944, on dénombrait à Buchenwald seulement 15 Français, contre 27 soviétiques , 2O Polonais et 6 Tchèques
Au nombre des résistants français qui furent envoyés à Buchenwald, il faut citer le colonel Manhès, collaborateur de Jean Moulin, Christian Pineau (alias Grimaud), Claude Bourdet, un des directeurs de Combat et collègue de Jean Moulin, ainsi que le communiste Marcel Paul.
 
A Taucha, Laure tombe gravement malade du typhus. Mourante, elle est fichée pour passer au crématoire. Le médecin tchèque qui la soigne remplace sa fiche par une autre, à deux reprises. La chance.
 
Le 24 août 1944, un bombardement allié avait causé la mort de 364 détenus ainsi que de centaines de SS. Le 9 février 1945 c’est au tour de l’usine Gustloff de Weimar, où travaillaient de nombreux détenus de Buchenwald.
Le camp commence à être évacué le 5 avril 1945.
Le 12 avril, les premiers Américains pénètrent dans le camp ; parmi eux, deux Français engagés dans l’armée américaine : le sergent Paul Bodot et le lieutenant Emmanuel Desard.
Un autre Français est nommé médecin-chef du camp : le docteur Joseph Brau. Il fait transférer 4.7OO malades dans les casernes SS. Le quart mourra peu après. Laure ne sera pas parmi eux. Elle est entourée de Français et s’achemine vers la guérison. La chance.
 
Elle rentre à Paris le 16 mai 1945 et – la chance encore - y retrouve son mari, lui-aussi de retour de la déportation : il avait fait Auschwitz, Buchenwald et Flossenbourg. et a été libéré le 23 avril 1945.
 
Ils ne sont plus les mêmes. Ce qu’ils ont vécu a entamé à jamais leur santé, leur caractère et aussi leur vie de couple. Ce fut le cas de tant et tant de résistants et de déportés.
Elle n’a pas su, en ce 2O novembre 1944 – il y aura 74 ans, dans deux semaines, - qu’elle fut nommée Compagnon de la Libération, alors qu’elle se mourait encore en détention.
 
Le général de Gaulle avait crée à Brazzaville, le 17 novembre 194O, l’Ordre de la Libération.
Il était destiné à « récompenser les personnes ou les collectivités militaires et civiles qui se seront signalées dans l’œuvre de libération de la France et de son Empire ».
C’est le deuxième ordre national français après celui de la légion d’honneur. Ruban vert à bandes noires, il porte à l’avers la croix de Lorraine et à l’envers la devise : « Patriam servando , victoriam tullit » (En servant la Patrie, il porte la victoire ». Les titulaires de cet ordre sont appelés « Compagnons de la Libération ». A l’origine, le général de Gaulle voulait les appeler « Croisés de la Libération », expression qui aurait été plus éloquente que « compagnons », en ce qu’elle évoquait les croisades médiévales contre les infidèles. Néanmoins, cette appellation était aussi de nature à choquer les Musulmans et les Juifs qui se trouvaient dans les rangs de la résistance. René Cassin réussit à convaincre le général de remplacer « croisés » par « compagnons ».
 
Les premiers compagnons de la Libération étaient au nombre de cinq  et ont été nommés le 29 janvier 1941 : l’amiral Georges-Thierry d’Argenlieu, ancien responsable des Carmes à Paris, Henri Bouquillard, Félix Eboué, Emmanuel d’Harcourt, Edmond Popieul. De Gaulle, très croyant, voulait donner une connotation quasi-religieuse à cet ordre et a nommé de ce fait d’Argenlieu premier chancelier de l’ordre.
 
Entre janvier 1941 et janvier 1946, 1O38 personnes, 5 communes et 18 unités combattantes ont été nommées à l’Ordre de la Libération.
 
Parmi ces personnes, seulement six femmes. Avec Laure Diebold, mentionons :
 
- Berty Albrecht (1893-1943) co-fondatrice avec Henri Fresnay du mouvement Combat et qui, arrêtée, torturée, se suicidera à la prison de Fresnes le 31 mai 1943 . Elle reçut à titre posthume la croix de la Libération, la médaille militaire, la Croix de Guerre avec palme, et la Médaille de la Résistance avec rosette.
 
- Marie Hackin (19O5-1941), épouse de l’archéologue Joseph Hackin, engagée avec son mari dans les Forces françaises libres et faisant partie du Corps féminin des Volontaires françaises.
Elle meurt lors du torpillage du bateau qui amène le couple en Inde, le 24 février 1941. Croix de la Libération et Croix de Guerre avec palme.
 
- Marcelle Henry (1895-1945), impliquée dans la résistance à tous les niveaux, arrêtée le 4 juillet 1944, interrogée sous la torture, condamnée et déportée, elle survivra de quelques mois à la Libération et mourra des suites de ses épreuves le 24 avril 1945. Croix de la Libération et Croix de chevalier de la Légion d’honneur.
 
- Simone Michel-Lévy (19O6-1945), déploya dans la résistance une activité tous azimuts. Arrêtée, transférée à Fresnes et torturée, elle fut déportée deux mois après au camp de Flossenbourg, où elle continuera ses actes de sabotage qui se solderont par la pendaison le
13 avril 1945. Croix de la Libération, Légion d’honneur, Croix de Guerre avec palme, Médaille de la Résistance.
 
- Emilienne Moreau-Evrard (1898-1971), s’engage dans le socialisme, devient agent de liaison à Lyon avec son mari, est évacuée à Londres et survivra vingt six ans à la Libération.
Croix de la Libération, Officier de la Légion d’honneur, Croix de Guerre et Croix du Combattant volontaire de la Résistance.
 
- Laure Diebold reçut, en plus de la Croix de la Libération, la Légion d’honneur au titre de chevalier, la Croix de Guerre, la Médaille de la Résistance et la Médaille des services volontaires dans la France libre, la Croix du Combattant volontaire et la Médaille des Déportés résistants.
 
Le décret de forclusion de l’Ordre de la Libération a été signé par le général de Gaulle le 23 janvier 1946. L’Ordre a été rouvert exceptionnellement deux fois : en 1958, pour Winston Churchill, et en 196O, à titre posthume, pour le roi d’Angleterre Georges VI.
 
Et maintenant ?
 
Laure n’est pas la fille à couver ses malheurs . De suite, elle retrouve du travail à la Direction générale de l’Enseignement et de la Recherche, grâce à son ami Daniel Cordier.
En 195O, son mari se voit confier la direction d’un tissage dans le territoire de Belfort et Laure le suit, même si elle prévoit qu’Eugène ne réussira pas. En effet, quelques années plus tard, les voici de nouveau à Lyon, où elle devient bibliothécaire.
 
C’est l’état de santé de son mari qui est maintenant sa grande épreuve. Il est instable et alcoolique, il vit à ses crochets et veut même divorcer.
Elle n’est pas très forte non plus, ne fait sans doute pas très attention à sa santé et ignore les signaux d’alarme de son organisme.
 
Laure Diebold meurt d’une attaque cardiaque le dimanche 17 octobre 1965 à 9 heures du matin.
 
Des funérailles grandioses en la cathédrale de Lyon se déroulent, deux jours plus tard, en présence d’une foule immense.
 
A Lyon, elle était très connue et aimée. Toujours proche des gens, prête à s’investir, elle avait, durant ces années, fait partie de plusieurs comités patriotiques : les anciens du réseau Action, le Mouvement d’Union et d’Action de la Résistance, et l’Union des Combattants volontaires de la Résistance.
 
Mais elle n’a jamais écrit ses mémoires. On aurait tellement aimé… L’Histoire avait besoin de son témoignage, et l’historien ne fait que rencontrer, à chaque étape, des plages de silence. Il en est réduit, trop souvent, aux suppositions. Si Laure avait mesuré l’importance de son histoire pour les jeunes d’aujourd’hui et pour les générations à venir, elle aurait peut-être ressorti sa machine à écrire et serait devenue, cette fois, secrétaire de la postérité.
 
 
Danielle Vincent
Ste Marie-aux-Mines., 2 novembre 2O18 
 
 
Comme bibliographie, voir avant tout : 
 
Anne-Marie Wimmer, Code : Mado. Enquête. Mais qui est donc Laure Diebold-Mutschler ?
Editions Ponte Vecchio, 2O11, 263 p.
 
Anne-Marie Wimmer, Autopsie d’un oubli : l’incroyable disparition de Laure Diebold-Mutschler. Editions Ponte Vecchio, 2O14, 174 p.