Musée du Chateau d'Argent

Journal mars 2024

Mensuel du Château d’Argent - N°   63   -  Mars 2024 

J e a n – J a c q u e s   R o u s s e a u   e t   Cé l i n e   A l v a r e z : 

  Une révolution dans l’éducation ?

Les récents débats sur l’école publique, l’école privée, les problèmes d’une éducation nationale en détresse, nous incitent à envisager d’autres méthodes d’éducation et à évoquer celles qui sont apparues non seulement dans l’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), mais aussi chez des penseurs et éducateurs plus récents, comme Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), Johann-Heinrich Pestalozzi (1746-1827), Jean Itard (1774-1838), Edouard Séguin (1812-1880), Rudolf Steiner (1861-1925), Maria Montessori (1870-1952)  et actuellement  Céline Alvarez, enseignante dans une école Montessori à Paris. Ils ont tous pu connaître les œuvres de Rousseau. Nous souhaitons consacrer prochainement d’autres numéros de La Voix… à Jean-Frédéric Oberlin et à Rudolf Steiner.
Une réflexion personnelle sur les méthodes éducatives de ces auteurs nous conduirait à préconiser non plus une « éducation nationale et collective », dans d’immenses lycées-casernes, à la discipline militaire, mais de petits espaces éducatifs divers, des groupes de quartiers, qui seraient avant tout des groupes de réflexion amenant le jeune à découvrir lui-même ce qui l’intéresse, conseillé par un adulte plus expérimenté, et toujours à l’aide  d’ordinateurs.
On se réunirait dans des maisons individuelles, des presbytères, à la mairie ou des  espaces communautaires.
Ces espaces seraient gérés par des associations, des micro-entreprises ou des privés, au choix des familles.
Il y aurait, à la fin du parcours, une évaluation permettant l’accès à une entreprise ou à l’université.
Le maire de chaque localité serait chargé de superviser l’enseignement dispensé dans sa commune.  
Des auditions libres seraient ouvertes, pour chaque âge, dans les grandes universités.
Inversement, comme nous l’avons préconisé depuis des années, dans le cadre du Château d’Argent à Ste Marie-aux-Mines, un enseignement universitaire serait dispensé dans toutes les régions par des professeurs qui se déplaceraient jusque dans les petites villes, à intervalles réguliers. Ceci pour faire entrer l’université dans les villes et les villages, au sein de toutes les classes de la population et pour tous les âges, pas seulement (mais aussi) pour les enfants. On éviterait ainsi au maximum les déplacements, la perte de temps et la fatigue. 
 
Nous nous inspirons ainsi des nouvelles orientations pédagogiques apparues dès le dix-huitième siècle, mais sans les suivre à la lettre, en essayant plutôt de les adapter aux problèmes qui se posent actuellement à l’éducation nationale. Ces méthodes ont souvent été balayées d’un revers de main en France.  Les écrits allemands, parfois mal traduits, étaient difficiles à comprendre, et les guerres n’ont pas favorisé, chez nous, l’envie de les lire dans la langue d’origine.  Souvent ces nouvelles tendances ont été assimilées à du sectarisme; l’œuvre de Rudolf Steiner, surtout, en a beaucoup souffert.  Nous souhaitons consacrer un prochain numéro de La Voix dans le Désert, à la pensée de Rudolf Steiner et aux écoles qu’il avait fondées.
 
Le livre récent de Céline Alvarez intitulé : Les lois naturelles de l’enfant  (Paris, éditions Les Arènes, 2016, 454 pages) nous a particulièrement interpellés.
L’auteure précise qu’elle se situe dans la ligne des médecins Jean Itard, Edouard Séguin   et Maria Montessori.  
 
Jean Itard  (né en 1774) était médecin à l’Institut des sourds-muets de Paris. Il s’était rendu célèbre en recueillant un enfant sauvage qu’il avait prénommé Victor, et dont il a entrepris la difficile éducation. Il a consigné ses expériences dans son Mémoire et Rapport sur Victor de l’Aveyron, rédigé dans les années 1801 et 1806.  Rousseau, qui est décédé en 1778, n’a pas pu le connaître.
 
Mais le fondateur de la pédagogie moderne, Johann Heinrich Pestalozzi  (né en 1746)   s’est inspiré de Rousseau et avait seize ans quand l’Emile a été publié.  D’origine suisse, préoccupé par le sort des enfants pauvres, orphelins et handicapés, mais aussi par la nécessité de l’éducation des filles, Pestalozzi fonde en Suisse des orphelinats et instituts pour jeunes gens, jeunes filles et sourds-muets. Ces établissements   connaissent un grand succès et servent d’exemples notamment à la suite de la publication de son ouvrage fondamental intitulé : Léonard et Gertrude (1781-1787), suivi de : Comment Gertrude instruit ses enfants (1801). Pestalozzi prônait une méthode basée avant tout sur la simplicité et le bon sens :  un apprentissage lent et progressif, adapté au rythme et à l’évolution de l’enfant, un enseignement basé sur les choses concrètes que l’enfant peut voir, entendre et toucher, pour passer seulement plus tard aux abstractions ; un contact toujours bienveillant, sans reproches, culpabilisations ni sanctions, ce dont s’inspireront les grands éducateurs qui suivront.
 
Le docteur Edouard Séguin (né en 1812), était spécialisé dans le traitement des enfants handicapés mentaux.
 
Maria Montessori (née en 1870), d’origine italienne, a accédé à la médecine après d’âpres luttes contre les préjugés de son entourage. Une femme médecin était impensable à son époque. Se trouvant devant des portes fermées, elle fait un crochet par la faculté des sciences de Rome et, après avoir obtenu sa licence, revient à la charge pour s’inscrire en faculté de médecine, rêve qui a pu se réaliser grâce à l’intervention du pape Léon XIII, ouvert au progrès. Elle obtient son doctorat en médecine en 1896, et devient une des premières femmes médecins d’Italie. Les premières femmes-médecins : ce serait une piste intéressante à suivre dans une recherche en Europe et aux Etats-Unis.
Maria va s’investir pour la cause des femmes, mais aussi des démunis et des enfants handicapés. Elle se spécialise en psychiatrie et en médecine infantile ; elle se base sur les travaux de Jean Itard et d’Edouard Séguin.
Son expérience la conduit à élaborer un système éducatif d’avant-garde, inspiré de Pestalozzi, qu’elle met en pratique dans des classes spécialisées, initiées dans toute l’Europe. Anne Frank, par exemple, était inscrite dans une école Montessori à Amsterdam.
Le support de cette pédagogie est un matériel particulier, adapté à l’enfant, avec lequel il peut s’instruire et jouer de façon autonome, au milieu d’un groupe d’enfants et en présence d’un adulte qui ne sera jamais directif mais toujours coopérant.
Cette méthode est accueillie avec enthousiasme aux Etats-Unis, où des centres sont créés et regroupés dans un organisme fédéral, la MACTE : Montessori Accreditation Council for Teacher Education.
En France, les écoles Montessori sont publiques ou privées. La classe maternelle de Gennevilliers où enseigne Céline Alvarez est publique. Une carte des écoles privées Montessori peut être consultée sur internet  ( 1 ). Trois écoles sont sous contrat d’Etat : Bordeaux, Rennes et St Joseph de Chinon.  L’association « Public Montessori » créée en 2015, s’efforce d’intégrer la pédagogie Montessori dans le système de l’Education nationale.
 
Nous voici au moment où Céline Alvarez, éducatrice à Paris, écrit son livre : Les lois naturelles de l’Enfant (2016).  Huit ans plus tard, en 2024, que reste-t-il des idées de liberté, d’autonomie et de respect des lois naturelles de l’enfant, dans l’éducation nationale ?
Jean-Jacques Rousseau prônait ces valeurs en 1770 :
« Notre manie enseignante et pédantesque, écrit-il au début du second livre de l’Emile, est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes ».
Céline Alvarez réexpose magistralement et en termes modernes cette théorie. Son livre a connu un grand succès, mais il est resté lettre morte au gouvernement qui, au contraire, s’épuise à élaborer un nième plan ou une cinquantième réforme de l’Education nationale.
C’est à notre avis, probablement la forme que revêt l’enseignement traditionnel, qui ne permet pas d’appliquer ces nouvelles mesures :  les grands établissements, bâtiments-casernes, classes bondées, discipline militaire. Comme nous l’écrivions plus haut, Il faudrait revenir à un enseignement familial,  amical,  avec de petits groupes se réunissant dans des maisons individuelles,  des mairies ou des presbytères,  pour des jeunes qui se feraient mutuellement l’apprentissage, aussi bien des langues que de toutes les autres matières,  au moyen des écrans, bien sûr,  mais aussi de livres, et épaulés par d’autres plus âgés ;  et ceci sans jamais devoir subir une contrainte, un blâme, une sanction, en toute liberté, et selon leurs intérêts du moment.  Ils seraient ainsi leurs propres maîtres, et apprendraient très tôt à être responsables.
 
Car, quelle est l’impression que nous gardons de notre enfance et de notre jeunesse ?
C’est d’avoir tout le temps été contrariés. « Nous nous battons contre les lois de la nature, et cela nous épuise : nous ne pouvons pas ressortir vainqueur de cette lutte absurde »   ( 2 ).  Contrariés dans nos envies alimentaires :  un enfant a besoin de beaucoup de sucre ; mais tu seras privé de dessert !  Contrariés dans notre besoin de sommeil :  sept heures, lever !  Et on allait en classe, très loin, à des kilomètres,  prenant le bus, alors qu’il faisait nuit, dans le froid et sous la pluie, en se frottant les yeux et en s’endormant parfois sur  notre pupitre.  Contrariés, en ville, par notre besoin d’air, de silence, de nature et de lumière, et de chants d’oiseaux quand passaient les camions et les centaines de voiture, et que les murs tremblaient… Contrariés dans notre souhait de faire ce que nous avions envie : car une envie est un besoin, mais c’était toujours mal perçu par les adultes ; contrariés dans les disputes familiales, quand nous ne comprenions pas pourquoi il ne fallait pas parler à celui-ci ou à celle-là… ; contrariés dans notre curiosité et notre besoin d’apprendre, quand le milieu était borné : « La politiquece n’est pas de ton âge ! » ; contrariés dans notre amour-propre  avec les punitions  (cinquante fois : «  Je ne parlerai pas en classe »), les  renvois dans le couloir, les mauvaises notes,  les disputes aux repas à la lecture du bulletin ou du carnet de correspondance ; contrariés, dit Rousseau, jusque dans l’habillement, avec des vêtements qu’on choisissait pour nous, serrant, grattant, entravant les mouvements,  et qu’à présent on veut imposer uniformément aux écoliers comme à l’armée ; contrariés jusque dans la position que nous aurions dû avoir dans le berceau, et qui n’était pas naturelle. Contrariétés, quand les enfants ne sont pas aimés, qu’ils dérangent, qu’on les laisse pleurer et appeler sans répondre ; parce qu’on les oblige à manger ce qu’ils n’aiment pas… Et je dois raconter ce qu’il nous était arrivé dans une colonie de vacances protestante, quand j’avais trois ans :  au petit déjeuner, il y avait des poireaux cuits ; comme je ne voulais pas en manger, les cheftaines me pinçaient le nez jusqu’à  l’étouffement ; alors j’ouvrais la bouche pour respirer et elles m’enfournaient les poireaux.  
Ainsi étaient traités les enfants dans les années cinquante, et encore longtemps après.  
Ils étaient tout le temps contrariés, maltraités, mais rarement compris.
Une petite fille partageait une fois nos vacances d’été. Fille d’avocats, élevée dans la haute société strasbourgeoise, elle était sans cesse morigénée, stressée, poussée à fond ; elle avait des troubles du comportement, ne travaillait pas à l’école et suçait son pouce encore à onze ans. J’avais le même âge. Dans le lit d’à-côté, je la voyais dormir le pouce dans la bouche, et privée de son nounours qu’elle aimait tant.  Manque d’affection flagrant.  Ses parents, tous deux au barreau, n’avaient pas le temps. « A-t-elle encore sucé son pouce ? »  a demandé son père, avant même de lui dire bonjour  (on n’embrassait pas les enfants à l’époque), quand nous l’avons ramenée chez elle après les vacances. Ma mère, prise de court, a dit oui.  Le père a lancé à la petite une gifle magistrale qui l’a presque renversée. J’avais les larmes aux yeux. Qu’importait aux parents la douleur de l’enfant ?   Indifférents, ils se sont ensuite réunis dans la villa pour prendre le thé. Je n’ai jamais plus revu ma petite compagne. Ils en avaient honte et la cachaient. Ce qu’elle est devenue, je ne l’ai jamais su :  une vie gâchée, peut-être.
Telle était, jusqu’au début de ce siècle, l’habitude d’élever les enfants.  On ne cherchait pas à les comprendre : quels problèmes pouvaient-ils bien avoir ? Ils étaient d’office soupçonnés de malice et de méchanceté. On les frappait ; en classe ils recevaient des coups de règle sur les doigts ; on leur tirait les cheveux ; on les humiliait devant les autres.  Et les adultes avaient toujours raison. Ils ne savaient éduquer que par le châtiment.
On ne connaissait pas les enfants et on ne les aimait pas. Ils étaient considérés comme bêtes et dérangeants.  « Apprenez d’abord à connaître l’enfant » :  c’était le leitmotiv de Rousseau. Mais, deux siècles après, il n’a toujours pas été entendu   (  3  ).
Dans de telles conditions, on atteint le résultat contraire :  « Le cercle vicieux de l’ennui, de la frustration, de l’autodépréciation, voire de la colère s’enclenche »  ( 4 ). Nous pouvons nous demander pourquoi il y a eu tant de guerres et d’atrocités dans l’histoire de l’humanité. Trouveraient-elles là leur origine inconsciente ?  Pour Céline Alvarez, une révolution dans l’éducation pourrait amener enfin plus de concorde et de compréhension ; c’est ce qu’elle appelle :  « la reliance ».  
 
Alors, quels sont les remèdes ?
« Je ne le répèterai jamais assez ; nous ne connaissons pas les potentiels humains et nous ne pouvons les connaître, car nous avons limité leur développement par nos croyances collectives erronées. Il est maintenant temps que nous regardions cet être merveilleux qu’est l’enfant, avec l’humilité la plus grande. Je ne sais pas quels sont les secrets que recèle ton être si lumineux. Je comprends encore à peine comment tu fonctionnes, mais je sais que ton intelligence est puissante, ordonnée et brillante. Je serai là pour te guider et veiller à ce que, jamais, ce que tu possèdes ne soit piétiné. Je ne sais pas ce que tu détiens, mais je suis là pour t’aider à le révéler »   (  5  ).
On est toujours persuadé qu’il faut tout inculquer à l’enfant, le dresser  comme un animal  - mais la question se pose à mon avis pour les animaux eux-mêmes – et faire entrer la connaissance dans son cerveau par la force, ce dont l’organisation scolaire est le parfait exemple.  Ce n’est rien d’autre que du dirigisme.
Or, nos auteurs affirment, au contraire, que l’enfant apprend de lui-même naturellement, parce qu’il est programmé pour apprendre  ( 6  ). Mais il doit être placé pour cela dans des conditions favorables pour que, comme la fleur, il se tourne instinctivement vers la lumière. Laisser venir, au lieu d’asséner des vérités ; laisser mûrir, faire jouer le temps et miser sur la spontanéité ; ne pas avoir peur de perdre du temps, car cette lenteur est du temps gagné.
Il faut aussi prendre conscience, comme Pestalozzi, que l’enfant n’assimile pas l’abstraction. Il n’apprend que ce qu’il peut voir et toucher : cela seul a du sens pour lui. Le concret et l’expérimentation sont ses grands maîtres :  « L’être humain apprend en faisant, non en écoutant  ( 7 ).   
L’expérience et le concret sont les maîtres que nous donnent la nature. Une des conditions favorables dans laquelle l’enfant ou l’être humain en général doit être placé, est d’abord d’être mis en contact avec la nature.  Nos auteurs déplorent le cadre de la ville et des établissements scolaires.  L’apprentissage devrait se faire dehors, avec l’observation des animaux, des insectes, des plantes, du temps, des éléments :  voici les meilleurs cours d’histoire naturelle.
L’enfant doit aussi être mis en contact avec d’autres enfants, d’un âge différent du sien. C’est par l’expérience des plus grands qu’il apprendra le mieux et pourra lui-même guider ceux qui sont plus jeunes que lui.  On se souvient que pour Rousseau, l’idéal serait que le professeur soit lui-même un enfant. Pas de relation hiérarchique, verticale avec l’adulte, mais une relation horizontale, comme si l’adulte était un enfant parmi d’autres, mais plus expérimenté. Cependant Rousseau a un goût de la solitude que ne partage pas Céline Alvarez : il ne veut pas que d’autres enfants entrent en contact avec son protégé et veut élever Emile seul. Il a en aversion les établissements scolaires où les élèves se retrouvent en troupeaux et subissent les mauvaises influences. Ce sont pour lui des milieux d’artifice et de sophistication qui corrompent le naturel de l’enfant.  Or les relations d’empathie, d’entr’aide et de bienveillance que veut cultiver Céline, seront impossibles chez l’élève solitaire de Jean-Jacques, coupé de la société.   On remarque en effet, que jamais notre nouvelle pédagogue ne fait allusion à Rousseau, alors qu’elle parle d’autres éducateurs de cette époque (  8  ).
Contact avec la nature, contacts avec d’autres enfants, pour Céline Alvarez, mais aussi et surtout contact avec la bienveillance et l’amour au sens de l’agapè et de la philia grecs. C’est le terreau de l’épanouissement de tous les êtres, quels qu’ils soient. Ici sont exclus la sévérité, les reproches et les sanctions. L’amour accepte l’erreur au lieu de la punir ; l’erreur a une valeur positive : elle est constructive, car c’est en se trompant que l’on peut progresser.  Rousseau, de même, ne veut pas qu’on fasse de reproches à un enfant qui casse un objet : il faut faire comme si rien ne s’était passé  ( 9 ). La culpabilisation, moteur de l’éducation jusqu’à nos jours, est dévalorisante et détruit l’estime de soi. Il est évident qu’un aspect important de l’éducation judéo-chrétienne est ainsi visé et doit être corrigé.
Autre composante du milieu dans lequel doit évoluer l’enfant :  la liberté.  Elle est sans doute la plus difficile à accepter pour l’éducation actuelle  ( 10 ).  Il faut laisser faire l’enfant et ne rien lui imposer ; le laisser se diriger comme il veut, s’intéresser à ce qu’il aime, car c’est la nature, c’est-à-dire son conditionnement fondamental qui le guide. Nous n’avons pas à contrarier ni à supplanter l’action spontanée du naturel, logiciel interne de l’enfant. La nature le conduit sur un chemin de liberté et d’autonomie.  Emile et les enfants de Céline doivent tout apprendre par eux-mêmes et de façon spontanée.  Mais chez Rousseau apparaît un élément qui fait totalement défaut chez Céline Alvarez : le stoïcisme. Frustrations en tout genre, pourrait-on dire. Nous en avons parlé déjà en exposant le premier livre de l’Emile. Rousseau n’avait alors pas mentionné Montaigne. Mais dans le livre deux, le grand stoïcien apparaît plusieurs fois. Il faut élever Emile à la dure. Tout bébé, le plonger dans l’eau glacée. Le faire, plus tard, dormir à même le sol dans la prairie ; ne pas l’habiller chaudement ; l’exercer à la douleur ; éviter de le protéger des accidents, car il doit se montrer assez autonome pour s’en préserver lui-même ; le laisser se dépenser physiquement et même dangereusement, pour qu’il s’endurcisse.  C’est l’expérience qui va le forger.  On voit bien que l’auteur est un homme. Il n’y a rien de tout cela chez la femme qu’est Céline Alvarez. Elle conseille de donner à l’enfant ce dont il a envie. L’envie est un besoin et un langage de la nature ; un signal d’alarme parfois : envie de nourriture, de repos, de sommeil mais aussi de douceur et d’affection, ce que Rousseau, le puritain, ne mentionne pratiquement pas dans le deuxième livre de l’Emile. On dirait que la différence entre les méthodes et la conception de l’éducation passe par la différence des sexes. Il faut bien reconnaître que les principes de l’éducation ont toujours, dans l’histoire, été promulgués par des hommes, politiciens, philosophes, écrivains. Ils imposaient à l’enfant un régime militaire d’obéissance et de discipline, d’émulation et de sanctions, de récompenses et de médailles, de reproches, de représailles et d’humiliations. Rousseau, qui veut pourtant rompre avec ces méthodes, ne se défait pas de son goût pour la rudesse, sans doute parce que, lui-aussi, avait été élevé de cette façon.
Emile était une invention de Jean-Jacques. On ne sait ce que serait devenu un Emile en chair et en os. Rousseau suppose que les fruits de l’éducation d’Emile auraient été tels qu’il se l’imagine. Mais on n’en sait rien.  Par contre, Céline Alvarez a travaillé avec des enfants dans une classe de la région parisienne. Des années durant, elle a testé ses méthodes, les a perfectionnées et a pu en constater les résultats.
Ses élèves étaient mélangés par âges différents dans une même classe. On était ensemble six heures par jour. Chacun s’occupait comme il en avait envie. Les activités ludiques étaient en même temps éducatives : assembler, calculer, lire, dessiner, percevoir les sons, les couleurs, les goûts et les odeurs, et surtout parler correctement. Pas de contrainte, pas d’ordres, pas de reproches. Quand un enfant avait sommeil, un espace était aménagé dans la salle pour qu’il puisse dormir. Les récréations n’étaient pas imposées à heures fixes :  les enfants sortaient à l’air quand ils en avaient envie. Les lois naturelles de l’enfant géraient toutes leurs activités.
Les résultats, reconnus par les parents et l’abondante correspondance que Céline avait reçue, étaient surprenants : les enfants manifestaient beaucoup d’amitié les uns envers les autres, s’entraidaient, étaient calmes et apprenaient extrêmement vite.
Une condition devait cependant être respectée : qu’ils soient, à la maison, éloignés de toute forme d’écrans, allant de la télé à l’ordinateur, de la tablette au jeu vidéo. Car les écrans fascinent ; ils mettent l’attention en mode d’alerte. L’auteur ne croit pas que l’enfant pusse s’instruire de cette façon : car les écrans fatiguent anormalement les yeux et le cerveau, provoquant des troubles importants de la concentration et du sommeil. Ils mettent l’enfant en état d’hypnose. Il devient nerveux, agressif, il est sous influence. C’est pour lui un stress permanent. Cela serait à reconsidérer aujourd’hui, car il nous semble que justement le moyen de remplacer l’école traditionnelle avec ses gros problèmes, serait de constituer, comme nous l’avons dit plus haut, des petits groupes d’enfants et d’adolescents, qui apprendraient et partageraient librement ce qu’ils ont envie, aussi par le moyen d’internet.  Seule l’addiction pourrait se révéler néfaste pour la sante.
Les lois naturelles de l’enfant incitent donc à revenir du monde artificiel au monde réel qui est celui de la nature.  Mais est-on vraiment conscient, aujourd’hui, que le monde réel est celui de la nature directement perceptible?  Ou faut-il élargir notre conception de la nature aussi au numérique, à l’intelligence artificielle et aux nouvelles technologies dans leur ensemble ?  La nature recèle tous ces mystères que la recherche fait apparaître peu à peu.
Ni Rousseau, ni Céline Alvarez n’ont été compris. L’un a été mis à l’index, l’autre a subi les chicanes de l’éducation nationale  ( 11  ).  Leurs idées ne semblaient applicables qu’à toute petite échelle, par exception en quelque sorte, comme dans les écoles Montessori ou Steiner, dont nous parlerons encore.
Il n’en reste pas moins que ces deux pionniers de l’éducation rejoignent Freud en prétendant que ce qu’on a reçu dès la prime enfance va lourdement peser dans la balance pour les décisions, les orientations et les comportements futurs. Leur méthode n’est pas seulement un appel aux éducateurs, mais avant tout aux parents. Les parents-adjudants, cela doit finir.  Si nous voulons fonder la nouvelle pédagogie sur la bienveillance et la compréhension, il faut que les plus proches éducateurs en soient d’abord animés.  Le dicton : « Qui aime bien châtie bien » ne doit plus avoir cours ;  «  Qui aime aide et comprend »,  devrait le remplacer.
 

 D.Vincent.  

N  O  T  E  S  :
 
( 1 )        On trouvera ces données dans wikipedia pédagogie montessori.
( 2 )        C. Alvarez, op.cit. p. 399.
( 3 )        Emile, op.cit. p. 46  et C.Alvarez,op.cit. p. 399 et ailleurs.
( 4 )        C .Alvarez, op.cit. p. 97.
( 5 )        op.cit. p.  218.
( 6 )        Voir R. Steiner :  La Philosophie de la liberté  (Paris, éditions Fabert, 2017) :
(Pour Jean Amos Comenius, philosophe né en Moravie en 1592, mort à Amsterdam en1670) :  «  l’enfant n’est pas considéré comme un récipient vide dans lequel le maître va devoir amasser des connaissances, puisqu’il possède en lui les principes fondamentaux qui vont lui permettre de les acquérir ». (p. 71).
« Nous suivons Pythagore lorsqu’il dit que la connaissance de toute chose est naturelle à l’homme » (p. 72).
( 7 )        A Genève,  pendant la Réforme, Jean Calvin faisait en chaire des sermons de trois à quatre heures, auxquels les fidèles étaient obligés d’assister tous les dimanches. Et malheur à celui qui s’endormait ! Cette religion basée sur la parole, les   démonstrations intellectuelles, les exhortations et les menaces, était étrangère à la psychologie la plus élémentaire, remise en lumière par Rousseau et les grands éducateurs qui ont suivi. Les traditions de l’Eglise catholique romaine et de la religion orthodoxe s’en tiraient beaucoup mieux grâce à la place pédagogique donnée de tout temps aux images, à la liturgie et au sentiment.
( 8 )        op.cit. p. 15.
( 9 )        Emile, op.cit. p. 112.
( 10 )      Le premier ouvrage de Rudolf Steiner,  La Philosophie de la liberté, a paru en 1894.  C’est lui qui a inspiré la pédagogie des écoles qui portent son nom. Nous l’exposerons dans  un prochain numéro de la Voix…
( 11 )    Conflit assuré avec l’Education nationale par ces mots :   « Inutile d’imaginer des expériences et des pédagogies nouvelles. La nature a déjà les siennes et il nous suffit simplement de les respecter. (…)  Les enfants sont livrés au monde avec une sorte de logiciel naturel d’autoéducation. Ils n’ont besoin ni de programmes scolaires, ni de manuels, ni de maîtres »  (op.cit. p. 64).
 
D.V. 
L A    P H R A S E    D U     M O I S   :
 
 « Parmi les nombreuses questions qui se posent aujourd’hui à l’humanité, la plus importante est celle de l’éducation »
Rudolf Steiner.
( Conférence du 15 aout 1919) 
                                                                          
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