Musée du Chateau d'Argent

Journal mai 2020

L A   V O I X   D A N S   L E   D E S E R T

Mensuel du Château d’Argent  -  N° 14    mai  2020 

JEAN-PAUL SARTRE : L'ETRE ET LE NEANT
Essai d’ontologie phénoménologique (Paris, éditions Gallimard, 1943, 837 p.)
 
Le monde que j’appréhende, je l’appréhende à partir de moi. Il est « mon » monde, il tourne autour de moi et je suis son centre. Chaque homme est le centre de l’univers. Je suis libre d’en faire ce que je veux . Ma liberté est illimitée : ses limites sont celles que je pose moi-même. Cette action sur mon monde est en même temps action sur moi-même ; c’est ainsi que je me constitue.
Je suis donc un être en devenir, je ne suis qu’autant que je me constitue. Je suis un dynamisme, une projection, une fuite en avant, abandonnant constamment une étape passée que l’on peut appeler « néant ».
Vers quoi est-ce que je me projette ? Ce que j’essaie d’atteindre, c’est ce qui me manque. La tension du moins vers le plus fait mon énergie et mon existence. Je recherche le bien-être, la richesse, les possessions, et je n’en suis jamais satisfait, parce que le manque demeure en moi.
Cette quête infinie est, en somme, un besoin d’être Dieu, de posséder le monde - en ces années 1942-43 nous sommes en pleine mégalomanie hitlérienne -, un besoin de perfection à laquelle je ne peux jamais parvenir. Je me perds moi-même pour y parvenir. Cette passion d’atteindre l’état de divinité n’aboutit jamais à rien. Et lorsque j’en prends conscience, j’ai envie de détruire tous ces buts manqués qui ne me satisfont pas. J’ai envie de détruire l’autre en particulier, car lui aussi me déçoit ; lui aussi veut posséder, et constitue un obstacle à mon ambition. Mon rapport à l’autre, même et surtout dans l’amour, est toujours un rapport de haine, de sadisme, un souhait de mort. Sa liberté de conquête se met en travers de la mienne. Je ne supporte pas sa bonté. Je m’en veux d’être tombé dans son existence, dans sa liberté et je voudrais le supprimer aussi pour la honte qu’il suscite en moi.
Ce Dieu que je veux devenir n’existe pas à l’état parfait. Je ne peux le faire venir à l’existence, car il est infini : il n’est donc pas achevé. S’il était achevé, il serait limité. Alors il ne serait pas Dieu. Loin d’être athée, la philosophie sartrienne est, au contraire, une théologie. Seulement, son idée de Dieu dépasse celle de la foi traditionnelle : pour Sartre, Dieu est en devenir, il est lui-aussi dynamisme, tension, désir et passion vers sa réalisation.
Dans les années 197O, la théorie du « Process » (le processus infini par lequel Dieu se constitue), apparue dans les Théologies de la Libération en Amérique latine, reprendra l’intuition de Jean-Paul Sartre : l’essence divine n’existe que dans la mesure où elle devient et se fait Dieu. De même, il n’y a pas d’essence humaine préétablie: pour paraphraser Simone de Beauvoir, on n’est pas homme, on le devient par le choix et l’usage que l’on fait de sa liberté. La quête de l’homme et la quête de Dieu sont les mêmes. L’homme se fait homme en poursuivant la possession de Dieu - qui est impossible, comme tous les mystiques l’ont pressenti - et Dieu se fait Dieu en cherchant à l’être toujours davantage dans une quête qui ne sera jamais achevée. C’est ainsi que l’existence ou la recherche du Bien suprême, ou encore l’usage de la liberté, tendent à créer une essence humaine et divine à la fois. C’est une tension continuelle du néant vers l’être.
Ce passage s’effectue dans le temps. Il a un passé, un présent et un avenir. Les trois appartiennent au néant : le passé est révolu, l’avenir n’est pas encore et le présent n’existe pas. Le présent est toujours un temps qui vient de passer. Une quête éternelle est une quête qui n’aura pas de fin, n’atteindra aucun but, et ne sera donc jamais fuite en avant : elle n’aura pas de sens. Ce Dieu ou cet homme qui se fait, qui emploie sa liberté à exister, est dans une tension sans objet. « L’homme est une passion (nous dirions : une tension douloureuse) inutile » (éd. 2O19, p. 8O5). Mais Dieu aussi.
Différemment de Nietzsche, pour qui la conquête du surhomme est possible, la pensée de Sartre est, dans ce sens, une pensée désespérée : l’espoir humain ne se réalisera jamais ; elle est aussi une pensée « athée », c'est-à-dire que Dieu infini n’existera pas aussi longtemps qu’il poursuivra sa quête illimitée d’existence. Paradoxalement, c’est donc une pensée théocentrique, puisqu’elle est entièrement axée sur la question de Dieu, sur Dieu en question. Et une pensée anthropocentrique, puisque dirigée vers la question de l’homme, l’homme qui cherche à tout jamais à se faire exister, à devenir ce qu’il croit être.
 
Il ne s’agit pas là d’un « existentialisme athée », comme on l’a défini, en le vilipendant parce qu’on ne le comprenait pas. La pensée de Sartre est une Sehnsucht, une nostalgie du divin, qu’on le nomme Dieu ou Homme, peu importe. La pensée indépassable de celui qui est, à notre avis, le plus grand philosophe de notre temps.
Danielle Vincent.
 
Table des matières :
 
Introduction : A la recherche de l’être.
L’idée de phénomène – Le phénomène d’être et l’être du phénomène – Le cogito « préréflexif » et l’être du « percipere » - L’être du « percipi » - La preuve ontologique – L’être en soi.
 
Première partie : Le problème du néant.
 
Chapitre premier : L’origine de la négation.
L’interrogation – Les négations – La conception dialectique du néant – La conception phénoménologique du néant – L’origine du néant.
Chapitre deux : La mauvaise foi.
Mauvaise foi et mensonge – Les conduites de mauvaise foi – la « foi » de la mauvaise foi.
 
Deuxième partie : L’être pour soi.
 
Chapitre premier : Les structures immédiates du pour-soi.
La présence à soi – La facticité du pour-soi – Le pour-soi et l’être de la valeur – Le pour-soi et l’être des possibles – Le moi et le circuit de l’ipséité.
Chapitre deux : La temporalité.
Phénoménologie des trois dimensions temporelles – Ontologie de la temporalité – Temporalité originelle et temporalité psychique : la réflexion.
Chapitre trois : La transcendance.
La connaissance comme type de relation entre le pour-soi et l’en-soi – De la détermination comme négation – Qualité et quantité, potentialité, ustensilité – Le temps du monde – La connaissance.
 
Troisième partie : Le pour-autrui.
 
Chapitre premier : L’existence d’autrui.
Le problème – L’écueil du solipsisme – Husserl, Hegel, Heidegger – Le regard.
Chapitre deux : Le corps.
Le corps comme être-pour-soi : la facticité – Le corps pour autrui – la troisième dimension ontologique du corps.
Chapitre trois : Les relations concrètes avec autrui.
La première attitude envers autrui : l’amour, le langage, le masochisme –Deuxième attitude envers autrui : l’indifférence, le désir, la haine, le sadisme – L’ « être- avec »(Mitsein » et le « nous ».
 
Quatrième partie : Avoir, faire et être.
 
Chapitre premier : Etre et faire : la liberté.
La condition première de l’action c’est la liberté – Liberté et facticité : la situation – Liberté et responsabilité.
Chapitre deux : Faire et avoir.
La psychanalyse existentielle – Faire et avoir : la possession – De la qualité comme révélatrice de l’être.
 
Conclusion : 1) En-soi et pour-soi : aperçus métaphysiques.
2) Perspectives morales.
 
N.B. : Les expressions utilisées par J.P.Sartre ont un sens particulier que seul l’auteur leur attribue. Elles ne peuvent pas être comprises selon le langage courant.
 
 
LA PHRASE DU MOIS :
 
« Je suis ce que je choisis d’être »
(op.cit. p. 729).
 
 LA VOIX DANS LE DESERT - Titres déjà parus : 
 
 
« Château d’Argent : transmettre le savoir »
Le mensuel paraît sur internet : www.museechateaudargent.com
 
La Voix dans le Désert, mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue De Lattre de Tassigny, 6816O Ste Marie-aux-Mines.
Impression et mise en page : ZAPA Informatique.
ISSN : 265O-7225. Dépôt légal : 2er trimestre 2O2O.