Musée du Chateau d'Argent

Journal avril 2020

L A   V O I X   D A N S   L E   D E S E R T

Mensuel du Château d’Argent  -  N° 13    avril  2020 

Simone de Beauvoir : Le Deuxième Sexe. (Paris, Editions Gallimard, 1949, 2 tomes ).

Tome    I  : Les Faits et les Mythes (322 p.)

Tome  II  : L’expérience vécue (524 p.)

Voici un ouvrage, en deux tomes, dont on ne sort pas indemne, même soixante dix ans après sa parution. A fond, Simone de Beauvoir étudie, avec une lucidité décapante, la condition de la femme. A la même époque que la démythologisation opérée en théologie par l’Ecole bultmanienne, on assiste ici à la destruction des rêves et des mythes imprégnant l’univers féminin. La conclusion qu’en tire l’auteur n’est pas encourageante .
 
De sa naissance à sa mort, la femme est le « deuxième sexe », un être secondaire et repoussé. Elle est une déception pour ses parents quand elle vient au monde car « elle n’est qu’une fille », et elle est une déception permanente pour elle-même dans un corps toujours trop faible et qu’elle n’aime pas, dont on lui fait honte et qui, dès la puberté, l’incommode et la fait souffrir. Son corps est son ennemi (II, p.4O2). Elle est cet être de seconde zone dans une société masculine et, même si elle est plus intelligente et fait un meilleur travail, sera toujours dans son avancement, supplantée par un homme.
On l’a convaincue que sa vocation est le dévouement, le service, l’amour du prochain et l’amour tout court, mais l’homme déjoue tout cela car « l’amour, le dévouement, le don de soi sont une charge accablante pour les autres, et qu’ils ne sont pas disposés à supporter » (II, p. 512). Toute la lucidité du pessimisme de l’auteur s’exprime en ces termes : « On l’a trompée en la persuadant qu’elle possédait un prix infini ; en vérité elle est pour l’homme seulement une distraction, un plaisir, une compagnie, un bien inessentiel. Il est le sens, la justification de son existence à elle. Il ne considère pas les heures qu’elle lui consacre comme un don, mais comme une charge » (II, p. 513-514).
 
Chez Jean-Paul Sartre, l’amant éternel de Simone de Beauvoir, apparaît ce point de vue masculin démystifiant. Dans L’Age de Raison (Les Chemins de la Liberté I, 1959), il n’y a que la jeune Ivitch qui, parmi les femmes, sort du lot, mais c’est parce qu’elle est détraquée. Toutes les autres sont ce que l’on appelait des femmes faciles ou alors de vieilles remisées. Il y a dans ses œuvres un mépris général pour le sexe féminin, que résument ces mots : « Il faut que les femmes nous laissent tranquilles. Ce n’est pas le moment de venir embêter les hommes avec leurs conneries » (Le Sursis. Les Chemins de la liberté II, éd. Gallimard 1972, p. 26). Elles attendent, poursuit-il, qu’on leur dise tout ce qu’il faut penser, dire ou faire (op.cit. p.31).
Il y a, chez Sartre comme chez Simone de Beauvoir, une conviction profonde que les deux sexes ne peuvent pas se comprendre, étant trop éloignés et trop différents.
 
Mais si les femmes n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur concéder (Beauvoir, I, p.21), si elles n’ont pas investi leurs domaines, c’est aussi parce qu’en général ces domaines ne les intéressent pas, comme les affaires ou la politique , ou qu’on les a convaincues qu’ils ne sont pas intéressants pour elles. Parce qu’on lui a monté la tête, la femme, le plus souvent, se contente de sa subordination et de son ignorance. Quand elle cherche à en sortir et à inverser les rôles, elle s’attire la haine. Son arrogance et son orgueil la vouent à un échec certain.
 
Sa vie privée, surtout, est un drame, une constante humiliation, une situation de vassalité (I, p.284). Elle est victime, non seulement de la volonté de puissance de l’homme, mais également de sa duplicité et de son hypocrisie. Elle voudrait édifier un « contre- univers », mais elle sait que les dés sont pipés ; alors elle refuse de jouer le jeu. La femme aspire à rencontrer un homme « qu’elle puisse considérer comme un égal, sans qu’il se regarde comme supérieur » (II, p. 484).
Beauvoir fait volontiers la comparaison entre la condition de la femme et celle des Noirs, et il faut citer ces lignes : « C’est une étrange expérience pour un individu (…) de découvrir en soi, à titre d’essence, l’infériorité. (…) C’est là ce qui arrive à la petite fille quand, faisant l’apprentissage du monde, elle s’y saisit comme une femme. La sphère à laquelle elle appartient est de partout enfermée, limitée, dominée par l’univers mâle : si haut qu’elle se hisse, si loin qu’elle s’aventure, il y aura toujours un plafond au-dessus de sa tête, des murs qui barreront son chemin. (…) Cette situation n’est pas unique. C’est aussi celle que connaissent les Noirs d’Amérique, partiellement intégrés à une civilisation qui cependant les considère comme une caste inférieure. » (II, pp. 488-491). Définitive infériorité, altérité maudite aux yeux des autres, et qui est inscrite dans la couleur de la peau. Parce qu’elle est femme, la fillette sait qu’elle est « née du mauvais côté » (II, p.45).
 
La cohabitation avec l’homme, à plus forte raison le mariage, virent à la tyrannie. L’institution bourgeoise du mariage est « un système de mystification supérieurement élaboré » (II, p.23O).
Même la maternité tourne au despotisme : « Livrer l’enfant à la mère, livrer la femme au mari, c’est cultiver sur terre la tyrannie » (II, p.237). Beauvoir est ici imprégnée des désenchantements freudiens, qui ont ôté l’aura romantique dont le siècle précédent avait entouré la maternité, l’enfant ainsi que le mariage.
 
Comment la femme peut-elle alors s’en sortir ? A notre sens, un dicton allemand reflète bien ce que préconise notre auteur : « Siegen im Unterliegen », triompher en succombant. La femme doit accepter sa solitude et « faire, dans l’angoisse et l’orgueil, l’apprentissage de son délaissement et de sa transcendance » (II, p.5O2), c'est-à-dire ce qui, dans sa condition, lui permet de se surpasser.
Car elle en sait plus que l’homme, et elle le sait tout de suite. La tessiture de son esprit est plus large, plus riche. On essaie de la convaincre qu’elle a besoin de l’homme et qu’elle en dépend. En réalité, c’est de l’humain, non du mâle, dont elle a besoin. Beauvoir ne fait pas allusion aux termes allemands de « Mann » et de « Mensch ». Cette distinction aurait enrichi sa réflexion. Elle se trouve dans la Bible : « Gott schuf den Mensch Mann und Frau ». Mais la terminologie française ne permet pas de faire la distinction entre Mensch et Mann, et entretient la confusion. Ainsi la phrase : « Il se fit homme », doit être traduite non pas : « Il se fit mâle », mais « Il se fit humain » (homme et femme) . En allemand : « Gott ist Mensch geworden », et non pas « Mann ». Humain et non pas mâle. Ce qui pourrait peser à notre avis, sur la réflexion catholique au sujet des femmes-prêtres.
L’auteur du Deuxième Sexe , écrivant en 1949, a connu le rôle souvent héroïque joué par les femmes pendant la guerre et dans la résistance. C’est pourquoi elle fait découvrir à sa génération, que la femme peut se suffire à elle-même, qu’elle en trouve toujours les moyens et que, bien souvent, elle est infiniment plus heureuse sans le mâle. Beauvoir, marxiste et athée, a pourtant l’objectivité de reconnaître que beaucoup de femmes trouvent toujours, comme par le passé, un solide recours contre l’homme dans la religion et la spiritualité (II, p. 4O5) : elles se placent alors dans un autre ordre de choses, plus élevé, et peuvent opter bien plus facilement que l’homme, pour la virginité et la chasteté.
 
C’est ce travail de construction intérieure dans la solitude et la foi en ses propres valeurs, qui fait que la femme « devient femme », alors qu’elle naît inférieure, seconde et servante. Elle peut, par sa propre force intérieure, devenir ce qu’elle est en profondeur, l’avenir et le salut de la vie. Ce que l’Eglise avait compris de tout temps en exaltant la Vierge, nouvelle Eve. Mais Beauvoir, évidemment, ne le dit pas.
 
Pour notre auteur, un système politique, le Marxisme, peut encadrer cette évolution et cette métamorphose. Il consiste à laisser la femme entièrement libre et responsable. C’est son sentiment de responsabilité qui la fera grandir. Il doit remplacer les lois artificielles et trompeuses qui aliènent la femme dans le mariage et aussi dans la maternité. Beauvoir ouvre ici la voie à Simone Veil. « Affranchir la femme, c’est refuser de l’enfermer dans les rapports qu’elle soutient (remarquez le verbe évoquant une bataille) avec l’homme, mais non les nier : qu’elle se pose pour soi, elle n’en continuera pas moins à exister aussi pour lui. Chacun demeurera cependant pour l’autre un autre. » (II, p. 521). Comprendre et accepter l’altérité de l’autre, c’est le reconnaître comme un être libre. Et c’est bien la liberté de chacun que Beauvoir essaie de promouvoir lorsqu’elle refuse toutes les chaînes imposées par les institutions bourgeoises, même celles de la maternité, lorsqu’elle devient aliénation. Elle va jusqu’à envisager l’avortement et la contraception, cette dernière étant déjà pratiquée de son temps aux Etats-Unis. Elle envisage que l’Etat prenne en main la charge et l’éducation des enfants, quand la mère ne peut plus les assumer, comme c’était alors le cas dans les systèmes communistes. On sent évidemment, dans tout le livre, que Simone de Beauvoir n’a jamais connu la maternité.
 
Née le 9 janvier 19O8 à Paris, Simone de Beauvoir fut professeur de philosophie à Paris, Marseille, Rouen puis, de 1936 à 1939 au lycée Molière à Paris, mais en fut exclue à cause de sa liaison avec une élève juive de seize ans. Elevée dans la religion catholique, très pieuse et mystique dans son adolescence, elle s’en détacha peu à peu, et opta pour le marxisme et l’existentialisme athée de Jean-Paul Sartre, qu’elle avait rencontré à la fac de Lettres de Paris avant 1929.
Avec Jean-Paul, elle entretint un amour quasi mystique, mais préféra un « pacte renouvelé » au mariage, pour préserver sa liberté. De même, pour elle, l’enfant et la maternité ne représentaient pas un accomplissement aussi essentiel qu’une œuvre.
Le Deuxième Sexe, à la narration crue et sans illusion, suscita des critiques acerbes, des torrents de grossièreté en cette époque encore imprégnée d’hypocrisie puritaine. Mais, publié aux Etats-Unis en 1953, il devint la source du mouvement féministe contemporain et de la réflexion qui a abouti en France aux législations sur l’avortement, la contraception et l’homosexualité.
Simone de Beauvoir est décédée le 14 avril 1986 et inhumée au cimetière Montparnasse à Paris.
 
Elle est l’auteur de cinq romans, de différents essais (dont le présent ouvrage en 1949), de recueils de nouvelles, et de récits autobiographiques  qui ont été publiés dans la Bibliothèque de La Pléiade en 2O18 :
Mémoires d’une jeune fille rangée (1958).
La Force de l’âge (196O).
La Force des choses (1963).
Une Mort très douce (1964).
Tout compte fait (1972).
La Cérémonie des Adieux et Entretiens avec Jean-Paul Sartre (1981).

 

LA PHRASE DU MOIS : 
 
« En perdant leur identité, les femmes vivent la pire des aliénations et donnent, sans le savoir, son ultime victoire à l’impérialisme masculin ».
(Elizabeth Badinter : XY de l’Identité masculine . (Paris, éditions Odile Jacob, 1992, p. 4O).
  

 

 

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ISSN : 265O-7225. Dépôt légal : 2er trimestre 2O2O.