Musée du Chateau d'Argent

Journal février 2024

Mensuel du Château d’Argent - N°   62   -  Février 2024 

J e a n – J a c q u e s   R o u s s e a u   (1712 – 1778) : 
 D e   l’ E d u c a t i o n . 

 

Emile ou De l’Education a été achevé en 1762.   La collection de la Pléiade lui consacre son premier volume dès 1959,  et, en 1966, les éditions Garnier-Flammarion font paraître l’Emile
sous la direction de Michel Launay .
Ce sont, pour lui,  les « Rêveries d’un visionnaire sur l’éducation »  (  1  ).
 
L’Emile est l’histoire d’un jeune garçon, depuis sa naissance jusqu’à son mariage.  Un garçon que Jean-Jacques, son précepteur,  veut élever selon les principes d’une éducation nouvelle, et qui doit devenir non seulement un citoyen, mais surtout un homme.
 
D’entrée, Rousseau oppose les principes éducatifs de son époque à ceux qu’il veut instaurer à présent  ( 2 ). 
L’éducation, d’après lui, repose sur de fausses bases ;  elle devrait s’adresser à l’enfant, alors que celui-ci est, dans la société du dix-huitième siècle,  un grand inconnu  (  3  ).            Rousseau reproche aux éducateurs de traiter l’enfant comme un adulte et de ne pas tenir compte de ce qu’il est incapable de comprendre :  « Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant »  (  4  ).
Mais les contemporains de Rousseau lui reprochent de présenter ici un projet chimérique, une méthode d’éducation irréalisable, d’autant plus qu’il ne prétend pas seulement l’adapter à une société ou à un pays déterminés, mais à tous, universellement.
 
L’ouvrage se compose de cinq livres, consacrés successivement à l’éducation du nourrisson,  puis du jeune enfant de deux à douze ans,  de l’adolescent allant de douze à quinze ans, de l’entrée dans l’âge adulte entre quinze et vingt ans  (et c’est ici que nous trouvons, au sujet de l’éducation religieuse d’Emile, La Profession de foi du Vicaire savoyard),  enfin l’éducation au mariage, qui suppose d’abord la connaissance de l’autre sexe ;  Rousseau situe cette période entre vingt et vingt cinq ans.
 
Livre premier : 
Le postulat sur lequel s’ouvre l’Emile est que tout dégénère entre les mains de l’homme.
Ce pessimisme sur la nature humaine était présent dès le seizième siècle avec la réforme protestante et, sous son influence, chez Montaigne et les Stoïciens. On le rencontre, au dix-septième siècle, chez Blaise Pascal, les Jansénistes, Racine, La Fontaine.  Mais au siècle suivant, le « Siècle des Lumières », Voltaire et les Encyclopédistes  témoignent d’une grande foi dans les possibilités de l’homme ;  l’architecture,  la musique, l’art et la littérature sont triomphants, la recherche scientifique et médicale fait des progrès, la confiance en l’Eglise et au roi, souverain absolu, est totale.  Rousseau, de 1712 à 1778, a vécu sous le règne de trois rois :  il avait trois ans en 1775,  quand Louis XIV est mort ;  et il est décédé quatre ans après la mort de Louis XV, la même année que Voltaire, et a donc connu encore l’avènement de Louis XVI, en 1774.  Les Protestants avaient été chassés du royaume et le règne frivole du Bien-Aimé avait fait oublier l’esprit de Port-Royal.
Quand Rousseau arrive avec ses critiques, disant que l’homme civilisé et la société sont les causes de toute déchéance, il trouve en Voltaire un ennemi mortel.
Car, dit-il, c’est la référence aux lois de la nature et non à celles de la société qui doit être la boussole de l’éducation.
Mais la nature, pour Rousseau, c’est d’abord la femme.  On a vu l’importance que les femmes, mères et protectrices, ont eue dans sa vie. Jean-Jacques s’adresse à la mère,  qui est l’image de la mère-nature. Elle donne et préserve la vie, tandis que l’homme, au contraire, a dénaturé la création et le genre humain  (  5  ).  Rousseau aurait-il connu l’horreur des  révolutions et des grandes guerres de l’avenir, il aurait probablement placé le matriarcat non seulement à la tête des familles mais aussi des Etats.
 
Si la nature doit être la première éducatrice, demandons à l’auteur ce qu’est la  nature.
Le « naturel », ce n’est pas ce qui est habituel.  Par l’habitude, les hommes s’exercent à agir contre la nature.  L’habitude régit la vie sociale :  se lever et prendre ses repas à des heures déterminées, manger à table et avec des couverts,  s’habiller, se rendre à son travail, parler, écrire, penser comme tout le monde : la vie en société est tissée d’habitudes ;   ce sont des habitudes sociales, mais pas naturelles.
Toutes les habitudes acquises par l’homme tendent à l’éloigner de la nature, car ce sont des acquis artificiels de la civilisation.  L’homme civilisé est un être artificiel qui a appris à lutter contre les instincts de la nature. Il est éduqué pour plaire aux autres, alors que l’homme naturel, comme l’animal, vit pour lui-même.  L’homme formé par la société est recouvert d’un vernis ;  il est un robot programmé pour être un citoyen,  un homme de la cité. Mais alors, n’étant plus un homme de la nature, il n’est, pour Rousseau, plus un homme du tout. N’ayant de valeur que par rapport au corps social, il est dénaturé.  Ainsi à Sparte, la mère qui perd ses fils dans une bataille victorieuse, va rendre grâces aux dieux.
L’homme social apprend à être hypocrite et à mentir. Il est lui-même un mensonge vivant. Il agit et parle différemment de ce qu’il voudrait au fond, car il cherche à se conformer aux usages et à ce qu’on attend de lui. Il n’est pas lui-même et n’est pas un citoyen non plus puisqu’il joue un rôle et qu’il ment.   C’est un homme double.
Ainsi les écoles, les collèges, les instituts et les universités sont des lieux où l’on est dressé à suivre l’usage établi et la pensée correcte.  L’auteur les appelle de « risibles établissements »  (  6  ).
 
C’est donc l’homme naturel qui est l’homme authentique  (  7  ).  L’homme vrai n’est ni le soldat, ni le prêtre, ni le magistrat :  il ne se confond pas avec sa fonction.  Il faut voir la condition humaine sous-jacente à la fonction. Et ainsi, l’éducation ne consiste pas à être formé pour une fonction. L’action éducative apparaît spontanément avec la vie elle-même :   « Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre »  (  8  ),  et plus précisément en commençant à manger :  la première éducatrice est la nourrice.  Rousseau relève que l’étymologie du mot « éducation »  signifie « nourriture »  (  9  ).
 
C’est l’occasion, maintenant, de parler de la façon de traiter les nourrissons.
Notre auteur ne peut supporter la manière d’habiller les nouveaux nés à son époque :  ils étaient non seulement emmaillotés mais encore entourés de bandelettes et entravés de partout, au point de ne plus pouvoir respirer. On les couchait sur le dos avec une têtière,  ce qui les empêchait de bouger la tête.  Ils s’étouffaient alors quand ils avaient des régurgitations. C’est donc sur le côté qu’il faut les coucher. L’enfant a besoin de remuer ses membres.  « Il semble qu’on a peur qu’il n’ait l’air d’être en vie ».  Cette remarque va loin :  on aurait dit qu’à cette époque, on n’aimait pas les enfants et qu’on cherchait à s’en débarrasser.
 
La plupart, sept sur dix environ, étaient des enfants illégitimes.  Des milliers étaient abandonnés chaque année à l’Hôtel-Dieu et aux Enfants-trouvés.  Rousseau a l’impression qu’on ne les aimait ni ne les comprenait.
Les petits étaient d’emblée habillés et traités comme des adultes.
L’auteur parle aussi des mères qui refusent de nourrir leurs enfants elles-mêmes et les confient à des nourrices. La plupart des femmes agissent ainsi, dit-il.  Car l’enfant est dérangeant, il perturbe la vie sociale  (  10  ).  Rousseau lui-même se justifie en partie d’avoir laissé ses cinq enfants à l’hospice, parce qu’ils l’auraient empêché de travailler :  « Comment les soucis domestiques et les tracas des enfants me laisseraient-ils , dans mon grenier, la tranquillité d’esprit nécessaire pour faire un travail lucratif ? »  (  11  ).
Dans une lette à Madame de Francueil, vingt ans avant L’Emile, Rousseau songe même à la solution qu’avait préconisée Platon dans La République, qui était de soustraire tous les enfants à leur famille pour les faire élever par l’Etat, méthode qu’avaient reprise, au vingtième siècle, les Etats totalitaires :  « Ainsi vouloit Platon, que tous les enfants fussent élevés dans sa République ; que chacun restât inconnu à son père et que tous fussent les enfants de l’Etat »  (  12  ).
Dans l’Emile, par contre, notre auteur blâme les mères qui ne veulent pas remplir leur rôle. Elles sont dénaturées :  « Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, n’ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires »,  les nourrices, qui ne pouvaient pas avoir d’affection pour ces petits « étrangers »  et cherchaient toujours à se soustraire à leur tâche.  Rousseau fait comprendre que le petit enfant a autant besoin d’affection que de lait.
 
Suit une affreuse description des coutumes de l’époque :  « … Quand (l’enfant) est bien lié, on le jette dans un coin sans s’embarrasser de ses cris. Pourvu qu’il n’y ait pas de preuves de la négligence de la nourrice (…). Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiment aux amusements de la ville, savent-elles (…) quel traitement l’enfant dans son maillot reçoit au village ?  Au moindre tracas qui survient, on le suspend à un clou comme un paquet de hardes (…). Tous ceux qu’on a trouvés dans cette situation avaient le visage violet (…) et l’on croyait le patient fort tranquille, parce qu’il n’avait pas la force de crier »  ( 13  ).
 
Tout aussi blâmables sont les femmes qui, tout simplement, refusent d’avoir des enfants :  « Non contentes d’avoir cessé d’allaiter leurs enfants, les femmes cessent d’en vouloir faire »
C’est la mode, écrit l’auteur  (  14  ).  Et il semble que le refus de la maternité était répandu à l’époque. Non seulement pour des raisons de commodité et de vie sociale, mais sans doute aussi parce que, très souvent, les accouchements étaient dramatiques, ce dont Rousseau ne parle pas  (  15  ). Les familles du peuple étaient dans la misère ; les dames de la société occupées à leurs mondanités. Peu d’enfants étaient désirés et les grossesses, pour la ;plupart, accidentelles. L’auteur craint même une dépopulation dans le pays.
Il pense que les choses changeront quand les mères reprendront elles-mêmes le soin de nourrir leurs enfants : les sentiments d’affection se réveilleront, la vie familiale sera plus harmonieuse ; les hommes aussi seront plus leur place :  « Qu’une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris »  (  16  ).
 
Les conséquences de cette mode ne sont pas seulement la dépopulation du pays, mais aussi la deshumanisation des personnes :  « Point de mère, point d’enfant », ce que l’apparition de la psychanalyse, un siècle plus tard, n’a fait que confirmer.  Alors  « le cœur meurt avant que de naître »,  aveu terrible de Jean-Jacques Rousseau, la confession de sa vie.  Son cœur était-il mort parce qu’il n’avait pas connu sa mère ?  Etait-ce la raison pour laquelle il ne rencontrait jamais un amour durable ? Et aussi l’explication de sa dureté envers lui-même et à l’encontre de ses enfants ?   De la rudesse de certains principes d’éducation qu’il préconise ?  (  17  ).
Par exemple, il ne veut pas qu’on entoure l’enfant de trop de sollicitude. L’affection de l’entourage peut devenir pesante et entraver son sentiment de liberté. Un être habitué à trop de douceur et de facilité devient vulnérable :  « Exercez-les aux atteintes qu’ils auront à supporter un jour. Endurcissez leur corps aux intempéries des saisons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue »  (  18  ). La nature est dure pour les êtres vivants, mais c’est la condition de leur survie.
Il faut aussi exercer l’enfant à l’obéissance :  car se soumettre à ses caprices, c’est en faire un tyran, et il le restera alors toute sa vie. La nature est un maître inflexible, qui ne nous passe aucune fantaisie.
 
Après la mère ou la nourrice, c’est le père qui doit prendre le relais de l’éducation.  Jamais l’auteur ne suppose que l’enfant doive être élevé par le couple.  C’est le reflet de ce qu’il a vécu lui-même.  Le véritable précepteur est, ou devrait être, le père. Sa tâche est longue : il doit former l’enfant à être un homme, un membre de la société et un citoyen de l’Etat.  Le père se rend coupable, s’il ne remplit pas cette triple obligation, que Rousseau appelle « de saints devoirs »  (  19  ).
Jean-Jacques se juge lui-même en disant que rien, ni pauvreté, ni obligations professionnelles, ni devoirs mondains ne peuvent en dispenser ; on comprend bien qu’il parle ici de lui et se confesse à la postérité :  « Lecteurs (…), je prédis à quiconque néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères et n’en sera jamais consolé »  (  20  ).
 
Lui qui n’a jamais eu de vrai foyer et a voyagé sans cesse, veut que l’enfant soit élevé dans sa famille et non dans des institutions, pensionnats, collèges ou couvents. Il ne doit pas être déraciné et obligé de se chercher un père de remplacement. Loin de sa famille, il perdra le contact avec ses frères et sœurs, qui deviendront pour lui comme des étrangers. La chaleur et la stabilité d’un foyer avaient trop manqué à  Jean-Jacques:  il leur accorde une importance capitale.
Cependant, afin d’éviter de devoir placer l’enfant en pension, il faudra, pour l’instruire, prendre un précepteur à la maison.  Rousseau avoue n’avoir jamais été un bon précepteur et, par scrupule ou perfectionnisme, avait pris la liberté d’abandonner plusieurs fois sa tâche. Il veut essayer de se rattraper maintenant et de la remplir au moins en pensée.
 
Et ici apparaît une idée intéressante :  pour être plus proche de l’enfant, pour parler son langage et être vraiment sur sa longueur d’ondes, l’idéal serait que le précepteur soit lui-même un enfant.  Car la distance est trop grande entre l’enfant et l’adulte.  Que le copain devienne le pédagogue,  que l’enfant apprenne en enseignant et en posant des questions,  voilà une idée de génie qui serait aujourd’hui à creuser, et qui était apparue déjà dans l’Antiquité, chez Platon, avec la Maïeutique, cette méthode de pédagogie consistant à faire apparaître la vérité, à accoucher de la réponse  au moyen d’une série de questions que pose l’enfant et qui, de fil en
aiguille, aboutit à la solution.  C’est ensemble que l’enfant-écolier et l’enfant- pédagogue, l’un étant en même temps l’autre, découvriront le savoir et les principes de l’éducation.  L’idée de Rousseau était vraiment révolutionnaire.
Ainsi, le savoir ne peut être asséné ex cathedra :  il faut simplement conduire à le découvrir, le faire naître, le faire doucement venir au jour et à la conscience.  Le maître, ou plutôt, n’est-ce pas, le jeune compagnon de l’enfant  « ne doit point donner de préceptes ; il doit les faire trouver »   (  21  ).
Même si le précepteur est un adulte,  et au cas où l’enfant serait orphelin, il sera pour lui tout ce que ses parents auraient dû être, et lui sera uni pour la vie. Non pas d’un lien de maître à élève,  dans un rapport hiérarchique, mais dans un rapport d’affection paternelle ou fraternelle.  Le lien sentimental réapparaît ici comme la base de la pédagogie.
 
Jean-Jacques évolue volontiers dans un monde imaginaire.  Il faut, dit-il, que l’enfant soit issu d’une maternité sans problème, heureuse même, et on se demande s’il avait assez d’expérience pour savoir que cela n’existe pratiquement jamais.  Avec Freud, on a pris conscience que tout se joue lors de la grossesse et de l’accouchement, et que les enfants qui ont subi une naissance dramatique sont justement ceux qui auront besoin, plus tard, d’une thérapie. Ce sont des cas comme ceux-là que le lecteur voudrait voir évoqués par Rousseau.  Ces cas, comme nous l’avons mentionné plus haut, ne manquaient pas à son époque,  et il est improbable qu’il n’en ait jamais entendu parler, lui-même ayant eu sa mère décédée à sa naissance.  Mais la question se pose :  Rousseau connaissait-il assez le monde féminin ?  A cette époque, et pendant longtemps encore, les problèmes de la femme étaient pudiquement cachés et ignorés du monde masculin.  Il est étonnant, d’ailleurs, que Rousseau ne parle jamais de la petite fille et qu’Emile, symbole de l’enfant à éduquer, soit un garçon.  Peut-être que Rousseau n’était tout simplement pas capable de parler de l’éducation d’une fille.  C’est une lacune que Freud essayera vivement de combler, grâce à sa propre expérience, ayant été lui-même père d’une petite fille.
 
Emile est donc « un enfant bien formé, vigoureux et sain »  (  23  ).  Mais, dans les lignes qui suivent,  on voit combien Rousseau est influencé par la mentalité utilitaire de son époque :  même si un père doit aimer tous ses enfants de la même manière, qu’ils soient en bonne santé, malades ou infirmes,  il se transforme en garde-malade dans les deux derniers cas et – ne soyons pas choqués -  « perd son temps à soigner une vie inutile ».  Même quand, par sa sollicitude, il parvient à prolonger la vie d’un enfant handicapé, la mère le lui reprochera le jour où cet enfant mourra :  une prolongation pour rien.  Une réaction apparemment normale  au siècle de Louis XIV, où la vie avait sans doute peu d’importance,  mais qui à nos yeux,  est aujourd’hui dénaturée.  Et on se demande  s’il n’y a pas eu, lorsque Rousseau a abandonné ses cinq enfants,  une autre raison que celle de la pauvreté ou du travail,  une raison qu’il n’a jamais avouée :  ses enfants avaient-ils un handicap et même un handicap mental ?   Un auteur se révèle toujours dans ce qu’il écrit  (  24  ).  Notre propos est non seulement de rappeler les grandes idées de  l’ouvrage,  mais aussi de faire apparaître le vrai visage de l’auteur et de sonder ses motivations inconscientes.  Quand l’Emile était en chantier, Rousseau n’avait pas loin de soixante ans.  On ne peut lui reprocher un manque de maturité. La dureté dont il fait preuve ici doit provenir à la fois des souffrances endurées dans sa jeunesse, et de sa rude éducation calviniste sous l’influence des pasteurs de son entourage, notamment de son oncle, le pasteur Samuel Bernard.  Les éditeurs de la Pléiade parlent d’un sado-masochisme qu’il aurait ainsi développé, allant jusqu’au plaisir d’être battu, humilié et persécuté, figeant aussi sa sexualité à un stade infantile  (  25  ).
 
C’est, en effet, une extraordinaire dureté qui se révèle dans ces pages.  Il faut redire que, pour cet éternel errant, la vie n’avait pas été facile par les chemins de France et de Suisse, à pied et en toute saison.  Lorsqu’il écrit l’Emile, Rousseau a déjà derrière lui toute une série de condamnations et de menaces d’emprisonnement.  Il est mort d’une congestion pulmonaire.  Mais il blâme la science médicale qui tente d’alléger la souffrance et d’adoucir la vie. Ce n’est pas ainsi qu’on devient fort, dit-il. La médecine, à ses yeux, n’est qu’un amusement  « de gens oisifs et désoeuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, le passent à se conserver » ( 26  ).
Pour une seule guérison, le médecin tue cent malades. Dans la plupart des cas la science trompe et la médecine tue.  Pour être utile à quelques hommes, elle est funeste au genre humain  (  27  ). C’est un art mensonger  « plus fait pour les maux de l’esprit, que pour ceux du corps ».   Malgré l’outrance, Rousseau a encore une intuition prophétique :  celle de la médecine psychosomatique.
Médecins, prêtres et philosophes nous nourrissent d’illusions et de faux espoirs, car la nature est dure pour ses créatures ;  elle leur apprend à souffrir, à supporter la douleur en silence et la mort sans crainte.  L’élève de Rousseau est aussi celui de Montaigne  -  qui n’est pas cité.
 
Plus loin, apparaît une idée qui, elle-aussi, fera son chemin :  l’importance de l’hygiène de vie, faite de travail et de tempérance.  Exercice et travail manuel sont les seuls vrais médecins de l’homme  (  28  ).  La longévité est le plus souvent liée à l’exercice qu’on s’est donné ; elle est même liée au travail et à la fatigue.  Mais aussi à une nourriture végétarienne.  Les paysannes se portent mieux que les citadines, parce qu’elles mangent moins de viande et plus de légumes ;  leurs enfants également.  Pain, laitages, fruits et légumes, donnent aux nourrices le meilleur lait.  Il faut aussi faire attention à l’assaisonnement :  c’est lui qui rend les aliments malsains.  Roux et friture sont à bannir ; la cuisson du beurre, du sel et des laitages aussi;  les légumes doivent être cuits à l’eau.  L’air et l’eau de la campagne sont essentiels pour la nourrice comme pour l’enfant.  Rousseau, déjà, se plaint du mauvais air des villes.
L’air vicié, mais aussi l’entassement des gens dans les villes est contre-nature.  Plus les hommes se rassemblent, plus ils se corrompent.  L’auteur attribue aux fourmilières humaines  (que dirait-il aujourd’hui de nos HLM et de nos banlieues…)  l’apparition de la plupart des maladies et des infirmités.  La surpopulation est un grand mal, car  « l’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux ».  Suit un réquisitoire contre les villes  « gouffres de l’espèce humaine », que les citadins masqués, de certains pays, pourraient bien méditer aujourd’hui.
 
Au sujet des soins à donner aux nouveaux nés, on est également surpris par la dureté préconisée par notre auteur :  il n’est pas nécessaire de laver les bébés à l’eau tiède,  car ce serait amollir  leur résistance. Beaucoup de peuplades les lavent dans les rivières ou dans la mer, et ils sont d’autant plus vigoureux.   Rousseau conseille, même en hiver, de laver les nourrissons dans l’eau glacée.
Par mesure d’hygiène, une préoccupation constante chez l’auteur, il faut baigner les enfants souvent, habitude qu’ils doivent garder en grandissant.  L’alternance de bains brûlants et glacés est excellente pour la résistance physique.
Rousseau avait déjà parlé plus haut de l’emmaillotage :  il doit être lâche, pour garantir la liberté des mouvements. Rien n’est plus mauvais que de bercer les enfants dit-il. Il n’explique pas pourquoi, mais c’est sans doute pour ne pas les déstabiliser et leur donner le vertige avec des vomissements conséquents.  Il faut, dès que possible, les laisser libres de ramper dans la chambre, afin que leurs muscles se développent.  En somme, ce que dénonce notre conseiller d’éducation, c’est la surprotection.
 
Il importe de mettre très tôt l’enfant en contact avec ce qui pourrait, plus tard, devenir source d’angoisse :  l’obscurité, l’orage, les insectes et tous les animaux de la ferme, sinon il aura peur  du noir, du bruit, des araignées, des chiens ou des serpents. Il faut le laisser toucher à tout pour développer sa perception et ses sensations.
Les armes à feu aussi doivent lui devenir familières, et on peut en faire usage devant lui pour qu’il s’accoutume aux détonations. Le garçon est en effet destiné à les manier plus tard. « Avec une gradation lente et ménagée,  on rend l’homme et l’enfant intrépides à tout » ( 29 ).
D’où la conclusion que nous pouvons tirer pour l’éducation actuelle :  il faudrait mettre les enfants peu à peu en contact avec tout ce qu’ils rencontreront dans leur existence, les « tremper » et ne pas les élever dans du coton ni à l’écart de la réalité en les surprotégeant.
 
Voici maintenant le difficile chapitre du langage.
Il y a une langue universelle, commune à tous les hommes :  c’est le langage nature, celui qu’exprime l’enfant par onomatopées,  alors qu’il n’a pas encore l’usage du langage articulé. Son langage est « accentué, sonore, intelligible » comme celui des animaux, mais nous l’avons oublié. Nous pensons que les animaux ne s’expriment pas et nous sont inférieurs parce qu’ils ne « parlent » pas.  Mais c’est nous qui avons perdu l’usage de leur langue, qui est la seule véritable, originelle et universelle.
Nous avons banni l’habitude de bêtifier avec nos enfants car nous avons hâte de leur apprendre à « bien » parler. Nous aurions avantage, pourtant,  à réapprendre l’expression par signes et par onomatopées. Ces signes se lisent plutôt sur le visage que par les gestes des mains.
Il y a aussi les pleurs, qu’il faut prendre très au sérieux, à condition de savoir distinguer les pleurs de caprice et ceux de mal-être. Tous les malaises, quels qu’ils soient, font pleurer l’enfant. On ne peut l’apaiser par des menaces, des cris , de la violence, ni  au contraire, par des cajoleries.  Il faut déceler la cause du chagrin et y remédier.
On a ici un passage d’une grande importance pour l’étude du psychisme humain : 
Rousseau raconte une expérience qui lui a fait conclure que l’enfant a déjà, de façon innée, le sentiment du juste et de l’injuste.  Il a assisté à la scène d’un enfant frappé injustement par sa nourrice ;   l’enfant s’est tu un moment;  mais il s’est mis ensuite à pousser de terribles cris de colère et de révolte :  « Tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge étaient dans ses accents…Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de l’injuste fût inné dans le cœur de l’homme, cet exemple seul m’aurait convaincu ».  L’enfant aurait en effet moins crié à se brûler,  qu’à être traité injustement  (  30  ).
Le comportement est donc un langage.  Un comportement violent est   le langage des faibles, en l’occurrence de l’enfant qui ne peut lutter contre l’adulte.  Plus l’être humain se sent faible, plus il cherche à compenser son impuissance par l’usage de la force et même de la méchanceté :  « Toute méchanceté vient de faiblesse », dit Rousseau. La bonté, en revanche, est signe de force :  « Celui qui pourrait tout, ne ferait jamais de mal ».  C’est pourquoi la Divinité toute-puissante est aussi la bonté suprême  (  31  ).
 
En quatre maximes, voici les règles de l’éducation, selon Jean-Jacques :
1)  Laisser aux enfants l’usage de toutes les forces que leur donne la nature.
2)  Il faut les aider dans tout ce qui leur manque, physiquement et mentalement.
3)  Il ne faut pas aller au-delà de l’utile, pour satisfaire des fantaisies et des caprices.
4)  Savoir étudier et décrypter le langage des enfants, quelle que soit son expression.
 
Voici maintenant l’époque du sevrage.
Il ne faut sevrer l’enfant que lorsque la nature en donne le signal par l’apparition des dents.
L’enfant cherche à mâcher. Il ne faut pas lui donner quelque chose de dur à se mettre dans la bouche, car le palais est encore trop sensible. Il faut des matières molles, comme pour les jeunes chiens.
Rousseau  déconseille les hochets  pour s’amuser. Ils sont souvent de grand prix. Mais c’est mieux de prendre des hochets naturels : de petites branches avec des feuilles et des fruits,  une tête de pavot, un bâton de réglisse, ce qui mettra l’enfant en contact avec la nature.
Que faut-il donner comme nourriture aux enfants à sevrer ?
La bouillie de lait et de farine n’est pas bonne pour leur estomac.  Optons plutôt pour de la crème de riz ou de la farine grillée. Il faut user le moins possible de bouillon de viande. Et puisque les dents apparaissent, il faut leur donner des aliments à mâcher :  fruits secs, croûtes, biscuits.
Le problème du langage est abordé aussi au stade du sevrage :
Les enfants ne comprennent pas tout de suite ce qu’on leur dit :  ils ne réagissent qu’au son de la voix.  Il est déconseillé de trop leur parler car ils n’y  prêtent alors plus attention.
Mais quand ils sont à l’âge d’être sevrés, il importe, cette fois-ci, de leur parler correctement pour qu’ils apprennent à bien parler. Si l’on s’y prend trop tôt, ils ne feront pas l’effort d’articuler et garderont l’habitude, plus tard, d’avaler les mots.  Ils ne  comprendront pas  ce qu’on leur fait dire et donneront un autre  sens aux mots.
A la campagne, où les distances  obligent à parler fort, Rousseau remarque que l’on s’exprime de façon plus intelligible  au contraire des citadins, habitués à parler bas comme dans des chambres. C’est à la campagne « qu’on apprend véritablement à prononcer, et non pas en bégayant quelques voyelles à l’oreille d’une gouvernante »  (  32  ).
Plus tard, dans les pensionnats, ces défauts ne seront pas forcément corrigés :  en apprenant par cœur et en récitant trop vite, les jeunes vont continuer à « barbouiller ».
Il convient de ne pas donner à l’enfant un vocabulaire trop étendu :  « C’est  un très grand inconvénient qu’il ait plus de mots que d’idées, et qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut penser »   (  33  ).
 
Dans le livre second, notre auteur va reprendre et développer toutes ces réflexions :  ce sera pour l’enfant de deux à douze ans.  On y verra l’apprentissage de l’indépendance, de la morale,  des rudiments du savoir ;  et aussi les exercices physiques et le développement des cinq sens.  Ce sera l’objet de notre prochaine étude, au mois de mars et l’occasion de comparer avec l’Emile, les idées essentielles de l’ouvrage de Céline Alvarez : Les lois naturelles de l’enfant  (Paris, éditions Les Arènes, 2016, 454 pages).
 
D.V.      
N  O  T  E  S   : 
 
(  1  )      Jean-Jacques Rousseau :  Emile ou de l’Education.  Chronologie et introduction, par Michel Launay. Paris, éd. Garnier-Flammarion, 1966, 629 p.  Préface, p. 32.
 
(  2  )      Rousseau a dû choquer de suite en écrivant dans la préface de son livre :
« La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu’à édifier »  (op.cit. p. 32).
Par ailleurs , on lira dans Les Misérables, ce que Victor Hugo rapporte de la condition des enfants sous l’Ancien régime :
« Les abandons d’enfants n’étaient point découragés par l’ancienne monarchie. Un peu d’Egypte et de Bohème dans les basses régions accommodait les hautes sphères et faisait l’affaire des puissants.  La haine de l’enseignement des enfants du peuple était un dogme. (…)
Or l’enfant errant est le corollaire de l’enfant ignorant. (…) Colbert faisait faire par les intendants de province et par les parlements le plus de forçats qu’il pouvait. La magistrature y mettait beaucoup de complaisance.  (…) On rencontrait un enfant dans la rue :  pourvu qu’il eût quinze ans et qu’il ne sût où coucher,  on l’envoyait aux galères.  Grand règne, grand siècle ».  (Les Misérables, éd. Nelson, tome II, p. 267).
 
(  3  )      « On ne connaît point l’enfance :  sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare »  (Emile, op.cit. p. 32).
 
(  4  )      Op.cit. Préface, p. 32.
 
(  5  )      « Il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons :  il mutile son chien, son cheval, son esclave ;  il bouleverse tout, il aime la difformité, les monstres ;  il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ;  il le faut dresser pour lui comme un cheval de manège »  (op.cit. Livre I, p. 35). 
 
(  6  )      Op.cit. p. 40.
 
(  7  )      Op.cit. p. 41 :   « Il faudrait (…) connaître l’homme naturel. Je crois qu’on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir lu cet écrit ».
 
(  8  )      Op.cit. p. 42.
 
(  9  )      Ibid.
 
( 10 )      Voir :   Jean-Jacques Rousseau :  Œuvres complètes  (Bibliothèque de La Pléiade,  Paris, éd. Gallimard, 1959 ss.)  tome I, note 2,  p. 1415 :
Le nombre d’admissions aux Enfants trouvés augmentait d’année en année :
1670 :        512 enfants
1680 :        892      -
1690 :     1.504   -
1700 :     1.758   -
1730 :     2.401  -
1740 :     3.150  -
1745 :     3.234  -
1772 :     7.656  -    (41 %).
Sur le nombre de ces enfants abandonnés à l’hospice, une proportion d’environ 1 sur 7 était légitime.  Six enfants sur sept étaient donc en principe sans foyer.
La mortalité infantile était de 70 % avant l’âge d’un an.
Rousseau relève que  « la moitié des enfants périt avant la huitième année »  (op.cit. éd. Garnier, p. 49).
 
( 11 )      Lettre à Madame de Franceuil,  20 avril 1751.
 
( 12 )      Ed. de La Pléiade, op.cit. p. 1.431, note 1.
 
( 13 )      Ed. Garnier, op.cit. p. 45.
 
( 14 )      Op.cit. pp. 46 et 48.
 
( 15 )      Voir l’étude parue dans l’Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie Wickram,  n° 17/1994,  pp. 77 – 103 :  Jean Reyer (1627-1698)  curé de Turckheim.
Notamment pp. 94 et suivantes, qui relatent des accouchements dramatiques.
 
( 16 )      Ed. Garnier, op.cit. p. 48.
 
( 17 )      Op.cit. p. 48.
 
( 18 )      Op.cit. p. 49.
 
( 19 )      Op.cit. p. 52.
 
( 20 )      Ibid.
 
( 21 )      Op.cit. p. 55.
 
( 22 )      « Il paraît que l’organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes (de la terre. Les Nègres ni les Lapons n’ont pas le sens des Européens »  (op.cit. p. 56).
 
( 23 )      Op.cit. p. 57.
 
( 24 )      « Qu’un autre, à mon défaut, se charge de cet infirme, j’y consens ; mais mon talent à moi n’est pas celui-là :  je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu’à s’empêcher de mourir »  (op.cit. p. 58).
 
( 25 )      Ed. de La Pléiade,   tome I, op.cit. notes, pp. 1.237 et 1.242.
Plus loin aussi :  « Je ne me chargerais pas d’un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d’un élève toujours inutile à lui-même et baux autres, qui s’occupe uniquement à se conserver et dont le corps nuise à l’éducation de l’âme »  (éd. Garnier, op.cit. p. 58).
 
( 26 )      Ibid.
 
( 27 )      Op.cit. p. 59.   La science médicale était fort discréditée au XVIIIe siècle. Tous les écrivains s’en défiaient. Pensons à Molière et à son Malade imaginaire.
 
( 28 )      Op.cit. p. 61.
 
( 29 )      Op.cit. p. 69.
 
( 30 )      Op.cit. p. 75.
 
( 31 )      Op.cit. p. 77.
 
( 32 )      Op.cit. p. 83.
 
( 33 )      Op.cit. p. 86. 
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L’étude sur Jean-Jacques Rousseau a fait l’objet d’une formation continue en littérature, au cours de l’automne 2016, au Château d’Argent à Ste Marie-aux-Mines,  par D.Vincent. 
 
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L A   P H R A S E   D U    M O I S  : 
 
„L’homme est,  de tous les animaux,  celui qui peut le moins vivre en troupeaux”
 
                                                      (J.J. Rousseau).
   
                                                                  Château d’Argent :  transmettre le savoir.
 
 La Voix dans le Désert. Mensuel du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue de Lattre Tassigny, 68160 Ste Marie-aux-Mines.
Mise en page et impression :  ZAPA Informatique.
ISSN :  2650 - 67 225.
Dépôt légal :  1er trimestre  2024.