Journal juillet 2019
L A V O I X D A N S L E D E S E R T
Mensuel du Château d’Argent - N° 4 Julliet 2O19
La spiritualité de l’Inde
Nous animerons, cet été, un séminaire sur Albert Schweitzer et sur le principe qui a guidé sa pensée et son existence. Ce principe est formulé par la phrase : « Ehrfurcht vor dem Leben ». Elle est intraduisible en français, et perd toute sa vigueur quand elle est rendue par: « Respect de la vie ». Ce leitmotiv traverse toutes ses œuvres, depuis les prédications données en l’église St Nicolas à Strasbourg dès 19OO, sa réflexion sur la philosophie de la civilisation: Kulturphilosophie (1923), Ma vie et ma pensée (1931), Les grands penseurs de l’Inde (1936), Souvenirs de mon enfance (1951), A l’Orée de la Forêt vierge (1951), Paix ou guerre atomique (1958), Humanisme et mystique (1995).
En avance sur son temps, son ouvrage consacré à la spiritualité de l’Inde révèle un esprit universel, ouvert à toutes les religions, très peu centré sur le protestantisme de sa jeunesse.
Il avait avoué, dans ses souvenirs d’enfance, son penchant pour l’art, l’architecture et la spiritualité du catholicisme. L’hindouisme lui révèle de nombreuses affinités avec le judaïsme et le christianisme, ainsi qu’une attitude envers le vivant qu’on ne retrouve nulle part. La pensée religieuse de l’Inde, de la Chine et du Japon, avec leur éthique de la préservation et de l’exaltation de la vie, fait apparaître dans une piètre lumière, teintée de barbarie, la civilisation occidentale, axée exclusivement aujourd’hui sur le matérialisme, la jouissance et le profit, au détriment du vivant.
Des mille facettes de la pensée orientale, nous retiendrons particulièrement le Taoïsme de Lao-Tsé, apparu en Chine au cinquième siècle avant notre ère. La voie ou « tao », principe fondamental qui régit le monde, « vise à l’union avec la mystérieuse puissance surnaturelle qui se manifeste dans la nature » (Les grands penseurs de l’Inde, éditions Payot, 2OO4, p.139). Cette voie de la contemplation s’oppose à l’activisme humain, qui trouble la marche du monde. On trouve cette mystique de la non-activité aussi dans le Bouddhisme, venu d’Inde en Chine dès le premier siècle après Jésus-Christ.
Nous citerons quelques règles du taoïsme chinois actuel :
« Tu ne tueras aucun être vivant et tu ne feras de mal à aucun.
Tu ne consommeras ni la viande ni le sang d’aucun être vivant.
Tu ne prendras aucune boisson enivrante.
Tu ne flatteras point ; tu ne dissimuleras point ; tu ne mentiras point.
Tu ne tiendras aucun propos malveillant ou injurieux.
Tu éviteras toute pensée impure.
Tu ne voleras ni ne raviras rien à personne.
Tu ne chercheras pas à t’approprier le bien d’autrui et tu ne commettras pas d’injustice pour entrer en possession du bien d’autrui.
Tu ne repousseras pas le mendiant et tu ne le traiteras pas avec mépris.
Tu songeras au salut d’autrui avant de songer au tien propre. »
On rejoint ici le Décalogue sur bien des points.
Mais particulièrement à l’égard de la nature et des animaux, voici des préceptes que l’on ne trouve pas dans la Bible, et qui surpassent la vision du monde actuelle :
« Tu ne battras ni ne fouetteras les animaux domestiques.
Tu n’écraseras intentionnellement ni insectes ni fourmis.
Tu ne te serviras ni d’hameçons ni de flèches pour t’en faire un amusement.
Tu ne monteras pas dans les arbres pour dénicher les oiseaux et détruire leurs œufs.
Tu ne cueilleras ni n’arracheras sans raison les fleurs ou l’herbe.
Tu n’abattras point d’arbre par plaisir.
Tu ne feras pas périr des insectes ou des fourmis. »
La Doctrine secrète professée par le Seigneur, ou « Bhagavad Gita Upanishad », recueil de poèmes sacrés du 3e siècle avant Jésus-Christ, reflète la conception brahmaniste du monde et sa loi fondamentale qui est la non-violence ou « Ahimsa ». Elle est révélée par le dieu hindou Brahma.
La pensée indienne moderne est représentée par :
- Râm Mohan Rai (1772-1833) qui intègre dans sa mystique la doctrine du Dieu amour chrétien.
- Keshab Candra Sen (1838-1884), qui rêve d’une religion universelle englobant toutes les religions actuelles.
- Mul Cankar (1824-1883), qui fonde une société, l’Arya-Samâj, dont le but est de faire du bien en améliorant la condition physique, sociale et spirituelle de l’humanité, et en propageant la connaissance pour faire reculer l’ignorance.
- Ramakrishna (1834-1886), grand mystique, qui rejoint le Taoïsme et sa contemplation extatique du monde. Lui aussi est ouvert aux multiples pratiques et croyances religieuses, même au panthéisme, lorsqu’il estime que Dieu est présent dans les images qui le représentent. A ses yeux, chaque religion est vraie si elle conduit à aimer Dieu et son prochain.
- Svâmin Vivekananda (1865-19O2) est un disciple marquant de Ramakrishna. Il fonde la « Ramakrishna mission » destinée à faire connaître partout les idées du maître, et à travailler à la renaissance de l’Inde, notamment par le secours aux pauvres et malheureux : « Toute religion dit-il, doit être jugée par les actes par lesquels elle se traduit ». Il est persuadé (comment, en lisant ces pages, ne le serions-nous pas aussi) que, « pour la spiritualité, l’Europe et l’Amérique ont tout à apprendre de l’Inde » (op.cit. p. 217).
- Mahatma Gandhi (1869-1948) est sensibilisé très tôt au sort des travailleurs indiens, à la nécessité de l’éducation du peuple, à la valorisation des droits de la femme. Il place par-dessus tout le travail manuel, artisanal et la vie paysanne, et cherche à améliorer les conditions d’habitation et d’hygiène de la population. Il milite pour l’indépendance de l’Inde par rapport au pouvoir britannique. Héritier de Bouddha, le précepte de l’Ahimsa correspond pour lui à un commandement de compassion totale et universelle. Il s’élève notamment contre le sort misérable des animaux en Inde. Pour Gandhi, les domaines du matériel et du spirituel sont liés, et les problèmes de ce monde peuvent être résolus par le recours à la spiritualité. C’est pourquoi, dit-il, « il n’y a pas de politique qui ne soit en même temps religion ». (op.cit.p. 226). Cependant, Gandhi adopte une politique économique rétrograde, que l’Inde moderne, puissance nucléaire, n’a pas pu suivre. A tout le peuple, il voulait proposer son propre idéal monastique qui, bien considéré, rejoignait totalement celui de saint Bernard.
La lecture du philosophe allemand, Arthur Schopenhauer (1788-186O) avait incité Schweitzer à s’intéresser aux spiritualités orientales. Schopenhauer dans son ouvrage : « Die Welt als Wille und Vorstellung » (1844), s’était inspiré aussi bien de Platon, des penseurs du siècle des lumières, du piétisme allemand, d’Emmanuel Kant, que de la sagesse indienne. C’est au lycée de Mulhouse, dans les années 1892, que le professeur de latin-grec Wilhelm Decke, avait communiqué au jeune Albert Schweitzer son enthousiasme pour Schopenhauer.
D.V.
La phrase du mois :
« Le monde repose sur la valeur du prince qui sait changer l’inimitié en amitié »
(Le Kural, recueil de stances du second siècle avant notre ère).
A noter :
Séminaires sur le thème : « Ehrfurcht vor dem Leben » d’Albert Schweitzer, à la Scierie-musée Vincent de Ste Croix-aux-Mines, les premiers samedis de juillet, août et septembre 2O19, à 14h3O. *** ** Entrée libre *** **
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